En octobre 1984, le photographe Robert Duchesnay se présente au rendez-vous convenu avec Joseph Beuys (1921-1986) à son atelier de l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, mais l’artiste est absent en raison de sa santé déclinante. Son assistant lui permet cependant de prendre quelques clichés des lieux ; ils constitueront la plus importante documentation du studio de Beuys. Duchesnay est spécialisé dans celle du patrimoine architectural moderniste, notamment l’œuvre de Buckminster Fuller (1895-1983). Il réalise la même année une série de prises de vue glanées dans les ruines calcinées de la Biosphère, qu’il a pris l’habitude de visiter clandestinement de la mort de l’architecte à l’ouverture, sur le site, d’un musée de l’écologie aquatique en 1995. Le gouvernement fédéral a récemment suscité un tollé général en décidant de fermer celui-ci, alors que l’édifice emblématique l’abritant représente Montréal parmi les paysages urbains du monde entier immortalisés par le photographe napolitain Mimmo Jodice dans son exposition Villes sublimes au Musée McCord1. La présentation par Duchesnay d’un tel corpus, assorti d’artefacts lestant de leur présence sculpturale leur représentation en contexte, vient donc à point nommé souligner la précarité de l’héritage qu’il documente, à nouveau menacé par un destin incertain.

Structure absolue et libre jeu des éléments

Comment toutefois interpréter le dialogue ici mis en scène entre les mondes hétérogènes de Fuller et de Beuys ? Dans le catalogue, Céline Mayrand invoque l’humanisme visionnaire de portée écologique ayant inspiré ces deux artistes utopistes si différents. Leur contraste paraît pourtant propre à nourrir une dialectique moins irénique, débouchant sur la ruine post-moderne des utopies d’avant-garde. Devant la trace circulaire, imprimée comme un cratère dans le béton grêlé, d’une capsule Apollo, présentée grandeur nature au pavillon américain de l’Expo 67, on se prend à songer que c’est le « vaisseau spatial Terre », auquel Fuller assimilait la biosphère, qui s’est écrasé depuis ces années où l’on pensait décrocher la Lune ! Ainsi est-ce, dans l’esprit no future de 1984, comme une épave de science-fiction échouée dans un monde postapocalyptique que d’autres explorateurs, dont l’auteur de ces lignes, admireront plus tard « la Boule ». De même que l’Exposition universelle de Montréal contint sur un archipel artificiel le « village global » de McLuhan, son joyau géodésique illustrait à la perfection le projet pseudo-écologique d’une mise sous cloche de la Terre, intégrant la nature dans le réseau technologique qui l’enserre. À cet achèvement du fantasme moderne de transparence panoptique pour un contrôle total, les éléments – le feu, l’eau, la glace – se sont eux-mêmes chargés de donner l’autre sens d’une fin de l’histoire depuis l’incendie du revêtement de polymère en 1976, qui ouvrit à tous vents sa coquille vide.

Une « Beuysphère » livrée à l’éphémère

En cela, ce monument d’efficience, détourné vers la gratuité au gré d’irrésistibles contingences, apparaît comme « Beuysphère » dans l’orbite de la conception Fluxus de l’art élargi à la vie, libre comme l’air et faisant flèche de tout bois – soit des performances avec des objets trouvés fragmentaires. Répondant aux débris de la Biosphère, ceux-ci jonchent le studio de Beuys, avec maints témoignages de son engagement auprès des Verts. Ainsi proclame-t-il sur un tableau noir : « Plus que 939 jours avant la fin du capitalisme », mais la sienne viendra d’abord, suivie de celle du socialisme réel. Restent les traces matérielles de visions d’avenir emportées avec leurs créateurs respectifs, béant sillage d’un anonyme avènement, à l’image des souliers de Van Gogh, dont la représentation témoigne de l’oubli où l’œuvre d’art plonge son origine selon Heidegger. Ceux de Beuys, tels que croqués par Duchesnay dans un coin d’atelier, nous invitent à marcher dans ses pas jusqu’au-delà de nos horizons d’attente, pour arpenter comme la clairière de l’Être le chantier archéologique d’un désastre planétaire ayant pour théâtre la Biosphère, ce chef-d’œuvre in situ, jamais si immortel qu’ainsi livré à l’éphémère. 

ROBERT DUCHESNAY LE STUDIO ET L’ANTI-STUDIO DE JOSEPH BEUYS ET BUCKMINSTER FULLER
Plein Sud, centre d’exposition, Longueuil
Du 18 septembre au 27 octobre 2012