Ginette Légaré est une artiste prolifique. Au cours des trente dernières années, son travail a été exposé dans de nombreux musées au Québec et à travers le Canada. Elle utilise des matériaux mixtes pour leur pouvoir d’évocation de contextes sociaux et culturels, sur lesquels elle pose un regard critique. Ses sculptures et ses installations murales invitent le spectateur à jouer et à interpréter librement les objets qu’elle travestit.

« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. »
— Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Dans sa nouvelle exposition à Art Mûr, elle se penche sur plusieurs éléments essentiels de la musique, à savoir le rythme, les mesures, les pleins et les vides, voire les silences laissés par la disparition de certaines parties d’un tout. Parmi les matériaux qu’elle emploie – multiples, comme à son habitude –, on trouve des rebus, récupérés au fil de ses déambulations, mais également un piano, pièce maîtresse de l’exposition, qu’elle démonte pour en utiliser les morceaux. Elle s’inspire de ces diverses trouvailles pour tenter de percer le mystère de la musique.

Dans les civilisations antiques, c’est Pythagore qui, le premier, considérera la musique comme une science mathématique, au même titre que l’arithmétique, l’astronomie et la géométrie1. Dès notre entrée dans l’exposition, l’œuvre de Légaré qui s’intitule Portée (2023) suggère l’intérêt de l’artiste pour les partitions musicales et leur relation avec la science des nombres et de la logique. Par son regard qui voyage entre les multiples éléments de l’installation, le visiteur compte, compare, analyse les similitudes et les différences. Il crée en lui un rythme sourd qui façonne sa propre musique.

Concrètement, Portée donne à voir une succession de cuillères de bois, disposées au mur comme autant de notes de musique sur une partition. Paraissant au premier coup d’œil semblables, elles sont pourtant toutes différentes les unes des autres. Leur forme varie, tout comme leur grandeur, leur type d’usure et leur couleur. Elles mettent en scène le temps : celui de l’utilisation constante de l’objet que révèle sa dégradation et, de manière métaphorique, celui de la musique. En s’écartant des chemins battus, la stratégie de Légaré se rapproche de la création musicale contemporaine, le compositeur ayant depuis longtemps la liberté d’inventer son propre alphabet musical en dehors des fondements de la discipline, à l’instar de l’artiste. L’expression du temps est si présente dans Portée qu’elle rappelle que, pour exceller, le musicien/interprète doit jouir d’un certain vécu. Les cuillères sont autant d’illustrations des cicatrices et souffrances de la vie qui laissent dans l’âme des traces invisibles, mais ô combien présentes et profondes. Ces blessures enrichissent la qualité de l’interprétation musicale et lui donnent souvent sa force.

Ginette Legaré, Délictuelles (version #2) (2023). Objets métalliques trouvés et modifiés, crochets sur mesure, 284,5 x 563,9 x 58 cm. Photo : Michael Patten

Sans recourir avec autant d’évidence que Portée au lexique musical, l’œuvre Délictuelle (2022) reprend le motif d’une succession d’articles semblables. Comme dans un magasin de lampes, le regard de l’observateur va et vient d’un élément à l’autre, cherchant les différences et les similitudes et, surtout, adoptant parfois involontairement un rythme qui se brise en raison de l’ajout occasionnel du cuivre parmi les carcasses de fil noir. C’est la variété de la matière qui ponctue l’œuvre. Elle suggère peut-être ces silences, ces soupirs, ces pauses et demi-pauses qui constituent une composition musicale. La richesse de cette œuvre monumentale repose aussi sur le dessin, sur les lignes que forment les contours d’objets sans volume intérieur et quasi immatériels.

De son côté, Timing Belt / Hypoténuse (2020) montre manifestement, de manière minimaliste et humoristique, l’intérêt de Légaré pour les mathématiques, et plus spécifiquement la géométrie. Dans la lignée des surréalistes et de l’Arte Povera, l’œuvre permet à celui qui regarde de percevoir une opposition de la matière tout en lui faisant reconnaître dans le faire l’économie de moyens privilégiée par l’artiste. Si le cuir est une matière chaude et le fer une matière froide, un contraste s’installe ici dans l’esprit de celui qui appréhende l’œuvre. Il faut savoir que c’est en Italie, autour des années 1960, qu’en réaction à la société de consommation, un groupe d’artistes décide d’utiliser dans ses sculptures des matériaux élémentaires, souvent trouvés au hasard, comme le fait régulièrement Légaré. C’est ici, justement, ce qu’elle accomplit en transformant avec espièglerie une ceinture de cuir en triangle rectangle tendu sur des tiges de fer, mettant en évidence le côté opposé à son angle droit : l’hypoténuse. Elle dynamise ainsi sa sculpture et s’inspire de ce courant nommé «art pauvre».

Si plusieurs autres œuvres, dont Folly / Folie (2022) et Cliffhanger (2023), sont marquées par l’esprit surréaliste de Légaré, elles évoquent aussi des concepts abstraits comme le poids ou encore le mouvement – un mouvement imaginaire, cependant –, qui s’imposent lorsque le regard dépasse ce qui lui est immédiatement perceptible. L’œuvre Poids et mesures (2023), qui consiste en une règle à mesurer accrochée au mur par des supports de métal, s’inscrit dans cette tendance : son sens va bien au-delà de ce qui est donné à voir. Le projet symbolise la relativité des concepts mathématiques qui informent nos systèmes appliqués, à savoir le système impérial pour les pieds et pouces, et le système international pour les centimètres. Or, aucun de ces systèmes n’est ici visible. Au lieu de cela, un code inconnu du visiteur et dont la fonction reste obscure à ses yeux régit plutôt l’œuvre. Se pourrait-il alors que la signification de Poids et mesures excède elle aussi la matière ou l’objet présenté? L’artefact exposé remet en question les normes et les acquis qui nous gouvernent en suggérant qu’il est possible d’y déroger pour assumer sa singularité.

Ginette Legaré, Ode / code / mode (2023). Bois et métal, 85 x 211 x 26 cm. Photo : Michael Patten. Courtoisie Art Mûr

Cette volonté de révéler l’immatériel pousse l’artiste, passionnée des stratégies picturales, à imaginer la mise en scène des ombres de certaines de ses sculptures. Dans l’œuvre intitulée Ode / code / mode (2023), elle fixe au mur des formes élégantes, essentiellement constituées de bois et de métal. Choisis de manière très judicieuse, leurs matériaux donnent à voir des ombres. On pense aux treillis, aux rectangles superposés ou emboîtés, aux cylindres et autres structures originales. Avec un grand souci de l’éclairage, Légaré explore ainsi la formation des ombres. Étant donné leur variété et leur agencement sur les murs, rien ne semble être laissé au hasard. Ici encore, cette recherche appuie l’idée selon laquelle Légaré entend amalgamer son intérêt pour les mathématiques à son art, en y intégrant une dose de lyrisme. Cependant, consciente que l’environnement ou le lieu d’exposition influence directement la nature de l’œuvre, l’artiste rend ce jeu d’ombres facultatif. Comme des poèmes, les œuvres de Légaré commandent enfin une variété de postures intellectuelles et donnent des ailes à l’esprit qui veut s’échapper des normes et du quotidien.

1 Cédric Villani, « La musique et les mathématiques », Le dossier du jour, France Culture, 25 novembre 2014, https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/ le-dossier-du-jour/la-musique-et-les-mathematiques-1164740. Dans ce podcast, Cédric Villani, mathématicien et lauréat de la prestigieuse médaille Fields, est l’invité de la Matinale culturelle. Il évoque les liens puissants qui existent entre les mathématiques et la musique.



AU FUR ET À MESURE

GINETTE LÉGARÉ

ART MÛR

DU 13 JANVIER AU 24 FÉVRIER 2024