L’exposition Sous la pluie des autres1 est un commissariat collectif de l’équipe de la SBC (Nuria Carton de Grammont, Antoine Bertron, Carla Rangel et Samuel Lebel Gagnon) et Olivia Southcott2. Il s’agit là d’une recherche collaborative qui permet de cultiver à plusieurs une matière commune issue des intérêts de chacun et chacune. Ce sont les questions de la résilience et du trauma que les commissaires ont souhaité étudier avec cette proposition ; les œuvres présentées ne sont pas nécessairement récentes – sauf pour une nouvelle itération de celle d’Hannah Claus –, mais ont plutôt été sélectionnées pour leur traitement de ces sujets et leur capacité à nourrir la pensée du groupe.

Elles témoignent de quatre situations sociopolitiques et présentent tout autant de moyens servant à revisiter un trauma, collectif ou personnel, afin de le surpasser et d’en guérir. Les œuvres de l’exposition agissent en quelque sorte comme des clés qui nous aident à comprendre des événements qui nous dépassent. Toutes très efficaces, tant visuellement qu’émotionnellement, elles génèrent beaucoup de matière à discussion et à réflexion. Ce genre d’initiative thématique – que la SBC souhaite reproduire – gagnerait à imaginer un format d’exposition et de recherche qui lui soit plus adapté afin d’en faire un objet d’étude pérenne. Il y a tant de sillons fertiles à exploiter dans le contexte d’une pensée collective.

Les œuvres mettent en représentation le territoire – qui est à la fois celui du souvenir et celui de l’histoire, réel et imaginaire –, ce qui permet de raconter des récits en décortiquant les diverses couches qui le composent. Dans la durée, l’espace accumule des narrations (historiques, sociologiques, cartographiques, intimes…) et ainsi plusieurs temporalités : « temps cyclique de la saisonnalité ; temps politique du pouvoir de construction et de destruction ; temps du vivant, incompressible, des cycles de pousses ; temps du projet, légal, s’organisant par phases3 ». Cette construction du territoire se matérialise dans l’œuvre 80 balles dans l’aile (2017) de Pablo Gershanik. L’artiste bâtit la maquette d’une ville fictive qui reprend et imbrique des éléments de la grande histoire à son récit personnel. La pratique de Gershanik émerge de la perte de son père, assassiné durant la dictature militaire en Argentine, quand il avait onze mois. Par celle-ci, il tente d’exorciser son traumatisme et, par extension, de reconstruire son expérience de celui-ci, sur lequel s’est érigée sa vie. Dans cette cartographie imaginée, nous avons de la difficulté à distinguer ce qui est réel de ce qui est fictif, ainsi que les époques. Les souvenirs familiaux, les éléments historiques et les idéaux de l’artiste sont assemblés pour faire écho à d’autres violences politiques. Des cartographies subjectives – comme les nomment les commissaires – construisent aussi Vidéographies : Aïda, Palestine (2009) de Till Roeskens. Dans cette vidéo, des personnes vivant dans le camp d’Aïda à la frontière des territoires palestinien et israélien tracent leur environnement quotidien en se racontant. Nous ne voyons que les traits du crayon noir des dessins qui transparaissent au travers du papier blanc, mais nous sentons le désir chez les participants et participantes de se réapproprier un espace de contrôle et de négociation qui est tout à fait construit : « Sur les cartes que nous connaissons, cependant, les frontières sont des lignes et non des espaces. […] les cartes ont eu un rôle essentiel dans l’instauration et la solidification de ces frontières d’abord arbitraires (même si parfois adossées à une réalité physique), puis peu à peu inscrites dans la réalité, chaque trait sur une carte ayant une incidence sur les vivants, leurs modes d’existence, leur parcours4. » Ce sont les usages quotidiens de l’espace que nous révèlent ces récits souvent passés sous silence en raison des conflits qui, de loin, semblent anéantir toutes les formes de vivant et leurs habitudes.

Hannah Claus, Souvenez-vous (détail) (2022). Papier, fusain, tissu teint, sumac. Dimensions variables. Photo : Freddy Arciniegas
Pablo Gershanik, 80 balles dans l’aile (détail) (2022). Maquette d’objets divers, train miniature, vidéo. Dimensions variables. Photo : Freddy Arciniegas

Dans Vlakplaas : 2 June 1999 de Jo Ractliffe, un simple paysage qui défile contient pourtant les traces du régime de l’apartheid sud-africain. La végétation masque la ferme où se sont autrefois déroulées des horreurs et sa seule mention est suffisante pour évoquer l’effroi. Le lieu, où aucune trace physique n’est visible, est tout de même hanté par son histoire partout inscrite, habité de ces récits qui, par couche, le construisent. Les réminiscences qu’il insuffle participent à la construction d’une mémoire collective. L’œuvre de Ractliffe est complétée par des témoignages à propos de l’endroit, des récits qui, comme dans les œuvres mentionnées plus haut, racontent le territoire, en portent toute la pesanteur, en sont les traces mémorielles.

Car dans les œuvres de l’exposition, personne n’est directement mis en scène ; ce sont plutôt les souvenirs et les paroles qui s’articulent dans l’espace. Souvenez-vous (2017-2022) d’Hannah Claus use des mots pour commémorer la disparition de 812 femmes autochtones. En 2017 lors de sa création, l’œuvre consistait en une série d’affiches dispersées dans Montréal sur lesquelles on pouvait lire des citations, des extraits de rapports médicaux ou policiers et des statistiques. Dans cette itération, quelques citations sont reprises sur du papier mylar et entourées de drapés teints par du sumac. En exposant de réelles citations, l’artiste active ce lien nécessaire pour contrer l’oubli : le récit personnel qui crée une forme d’empathie. Même s’il n’est pas concrètement présent, le territoire transperce pourtant l’œuvre de Claus, car en remontant le cours de l’histoire, nous arrivons rapidement à l’occupation et au dépouillage des territoires qui, aujourd’hui, se manifestent par cette violence coloniale qui perdure.

En mettant, et en remettant, en lumière certains événements historiques traumatiques, cela participe à retisser les fils d’une mémoire collective et à reconstruire l’individu, mais aussi, espérons-le, la société. Un devoir auquel les artistes, et les commissaires, s’affairent en nous exposant à ces faits et en les évoquant à partir de récits et de témoignages. Plus que de cartes ou de documentation, ce dont nous avons besoin pour que la reconstruction soit collective, ce sont ces ancrages sensibles.

1 Le titre de l’exposition reprend celui de livre de Juan Gelman publié en 2009.

2 Olivia Southcott a été stagiaire pour la SBC grâce au prix Elspeth McConnell 2022 pour les beaux-arts de l’Université Concordia, une bourse remise à des étudiantes et étudiants afin de créer un projet avec un organisme à but non-lucratif.

3 Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, Terra Forma. Manuel de cartographies potentielles (Paris : Édition B42, 2019), p. 124.

4 Ibid., p. 99.


(Exposition)

SOUS LA PLUIE DES AUTRES
HANNAH CLAUS, PABLO GERSHANIK,
TILL ROESKENS, JO RACTLIFFE
COMMISSAIRES : NURIA CARTON DE GRAMMONT, ANTOINE
BERTRON, CARLA RANGEL, SAMUEL LEBEL GAGNON,
OLIVIA SOUTHCOTT
SBC, GALERIE D’ART CONTEMPORAIN, MONTRÉAL
DU 4 NOVEMBRE AU 21 DÉCEMBRE 2022