Stories We Tell Ourselves – Ces histoires que l’on se raconte
Quelles sont ces histoires que l’on se raconte, et surtout, qui les raconte et dans quel but ? D’entrée de jeu, le titre de l’exposition ne manque pas d’évoquer les notions de doute, de mensonge, d’authenticité et même de fiction. À l’invitation de la Galerie d’art Foreman, le commissaire Matthew Kyba réunit ici le travail des artistes Aseel AlYaqoub, Jacqueline Hoàng Nguyễn, Emii Alrai et du duo composé de Sameer Farooq et Mirjam Linschooten. Par leurs œuvres, ceux-ci cherchent à déconstruire – pour reconstruire – les récits officiels qui nourrissent les messages identitaires et nationalistes véhiculés par des musées européens – d’ethnographie, d’histoire ou d’art – dont les collections ont été largement constituées par des pratiques coloniales inéquitables. Les artistes s’interrogent donc sur la nature de ces messages et leur impact sur la définition d’une identité collective.
Par ailleurs, ils cherchent à dévoiler des réalités sous-jacentes à l’édification de ce type de musée : logique d’extraction – voire de pillage –, effacement des contextes culturels d’origine des artefacts, formatage de la représentation identitaire et culturelle selon un cadre dominant, etc. Ils abordent également les processus de muséification des objets et des artefacts, soit le collectionnement, l’exposition et la conservation1.
Avec son installation photographique, Jacqueline Hoàng Nguyễn modifie le point focal d’images tirées des archives du Musée ethnographique de Stockholm, en Suède, où elle a effectué une résidence de recherche de plus d’un an. En effet, elle a cherché à voir plus loin que le premier plan des images qui met généralement en valeur la figure de l’explorateur européen, au retour des premières expéditions vers des territoires non colonisés visant à prélever des artefacts pour les rapporter vers le Vieux Continent. Nguyễn attire alors notre attention sur le labeur qu’implique de retirer des éléments d’un contexte culturel pour les implanter dans un autre. Ce travail, souvent accompli par les victimes mêmes des pillages orchestrés par les explorateurs, est rendu visible dans les photographies assemblées par l’artiste. La caisse de transport en bois, devenant symbole de cette domination, se retrouve à plusieurs endroits comme un motif de l’œuvre. D’abord, sur la grande banderole pendue au plafond, comme un étendard presque arrogant. Puis, dans plusieurs photos, dont une où son poids fait fléchir la personne dépossédée de ses propres artefacts, forcée de les faire cheminer vers le musée. L’idée de la caisse est ensuite reprise comme socle tridimensionnel, où est posée une image qui révèle le contenu d’une telle boîte.
Alors que Nguyễn met à jour et critique la manière dont les artefacts sont accumulés dans les collections, Aseel AlYaqoub s’intéresse à comment ils en disparaissent ou deviennent inaccessibles. À partir d’archives et d’images retrouvées notamment dans des journaux, l’artiste reproduit, dans sa série de dessins, des objets, des artefacts, des parcelles d’exposition et des lieux liés au Musée national du Koweït. Fondé en 1957, ce musée possède une histoire qui reflète les tensions politiques et socioéconomiques du pays, et se trouve dans un état d’inachèvement depuis l’occupation et le pillage de ses collections par l’armée irakienne, en 1990. Les dessins spectraux d’AlYaqoub témoignent d’un patrimoine perdu dont la réminiscence est teintée d’interprétations et de décalages. Il joue d’ailleurs avec cette réécriture des récits en modifiant les vignettes accompagnant les images et en choisissant de nouveaux titres et appellations. Ses œuvres agissent comme des traces fugaces de cette archive nationale qu’aurait dû être ce musée, désormais à reconstruire. Plus encore, cette série de dessins en appelle à des enjeux politiques, en ce qui a trait à la définition même d’un musée national et de ce qui devrait en constituer la collection.
Faisant face à la série d’AlYaqoub, un assemblage de plusieurs sculptures organiques est présenté par Emii Alrai. Montées sur le mur grâce à des tiges de métal, les pièces rappellent les dispositifs conventionnels associés aux musées d’histoire et d’ethnographie. Dans ce travail, Alrai extrait des éléments du vivant et leur donne une forme pérenne, cherchant à les transformer en patrimoine. Ces fragments qui semblent d’origine végétale, minérale ou même animale sont figés dans une matière lourde, avec une patine qui rappelle l’oxydation ou la rouille. Accolés à ces sculptures fixes, des lys cueillis en début d’exposition se dégradent tranquillement au fil des jours. Avec cette série, Alrai évoque le passage du temps et les traces qu’il laisse, mais surtout, elle tente de figer le vivant et de le conserver en dehors du quotidien. En opposant la permanence et l’instabilité, son travail met en évidence les processus muséologiques qui mènent à la marchandisation des artefacts en tant qu’objets de valeur pouvant être déplacés, achetés, échangés, et constamment décontextualisés.
Au fil de la conversation, on découvre un malade égocentrique, obsédé par l’idée d’accumuler et de posséder des objets, qui se révèle finalement personnifier le musée. Le récit torturé que fait le personnage de la constitution d’une grande partie de la collection du musée repose sur la description de vol et d’appropriation d’autres cultures par des explorateurs européens.
L’œuvre vidéo du duo Mirjam Linschooten et Sameer Farooq prend place en fin de parcours de l’exposition. Réalisé au Tropenmuseum, important musée ethnographique d’Amsterdam, le film met en scène un dialogue entre ce qui semble être un patient et son thérapeute. Ces voix hors champ sont juxtaposées à des images de professionnels du musée qui s’affairent à restaurer des pièces en vue de leur exposition. Au fil de la conversation, on découvre un malade égocentrique, obsédé par l’idée d’accumuler et de posséder des objets, qui se révèle finalement personnifier le musée. Le récit torturé que fait le personnage de la constitution d’une grande partie de la collection du musée repose sur la description de vol et d’appropriation d’autres cultures par des explorateurs européens. Il en ressort une critique acerbe de ces procédés, mais aussi un malaise quant à l’état actuel de ces institutions, parmi lesquelles on compte les musées ethnographiques. Comment décoloniser le musée, tout en s’assurant d’apporter le soin nécessaire à la conservation de ces objets dérobés ? En ce sens, en reconnaissant d’abord les fondements violents à la base des collections ethnographiques, la vidéo illustre un désir de voir advenir une transformation dans leur gestion.
En somme, le commissaire Matthew Kyba a su réunir des propositions d’artistes qui ont en commun de se réapproprier le langage du musée afin de mettre en lumière les mécanismes coloniaux qui en ont facilité l’édification. Ces œuvres témoignent d’un ensemble de procédés muséaux qui, selon l’auteure Ariella Azoulay, sont fondés sur la violation du droit de regarder, parler, produire et montrer différemment sa propre culture, sans devoir subir l’intrusion de supposés experts, venus de l’extérieur2.
Et persiste toujours l’épineuse question de la possibilité réelle de décoloniser le musée, sans passer par sa complète réingénierie.
1 Les théories décoloniales développées dans les dernières années trouvent écho dans plusieurs institutions muséales qui développent des programmes d’exposition, de résidences et de recherche en ce sens. Bien que ces avancées soient notables, il est pertinent de prendre un pas de recul pour s’intéresser également aux théories de décolonisation du regard et des savoirs, notamment dans les travaux de Walter Mignolo, Joaquín Barriendos et Ariella Azoulay.
2 Ariella Azoulay, « Undoing the Imperial Conception of Art », dans Jacqueline Hoàng Nguyễn (dir.), Crating the World (Athénée Press, 2019), p. 76.
(Exposition)
Stories We Tell Ourselves – Ces histoires que l’on se raconte
Artistes : Aseel Alyaqoub, Sameer Farooq, Mirjam Linschooten, Jacqueline Hoàng Nguyễn, Emii Alrai
Commissaire : Matthew Kyba
Galerie d’art Foreman
Du 21 octobre au 11 décembre 2021