Suppliciés

Pour son exposition à la Guilde, Laurent Craste a choisi de mettre en relief trois axes de son travail : la série Sévices, dont une partie a déjà été montrée au Musée des beaux-arts de Montréal, les vases à décor peint de la série Détournement, ainsi que de toutes nouvelles œuvres. Pour qui ne le connaîtrait pas, l’exposition permet de découvrir l’étendue de son imaginaire et de son savoir-faire.
Céramiste et vidéaste, Laurent Craste cherche à repousser les limites disciplinaires et déconstruit les codes décoratifs en usage dans les objets des XVIIIe et XIXe siècle. Formé aux techniques traditionnelles de la céramique, il ruse contre lui-même pour détourner la virtuosité acquise afin de créer de nouveaux artefacts, non pas exempts de décoration, mais qui en interrogent le sens.
L’artiste pousse la technique à l’extrême : il façonne de magnifiques vases de Sèvres et leur inflige des Sévices en y insérant des haches, des couteaux ou autres objets contondants, les suspend à des crocs de boucher ou y peint des scènes relatant des événements tragiques.

Déformer un vase est encore plus difficile que de le former : l’artiste défriche de nouveaux domaines de savoir-faire et, ce faisant, essuie des pertes considérables. Dans l’exposition, couteaux, haches et pied de biche s’encastrent dans des vases blancs, et notamment dans le monumental Ornement et crime IV. Ce récipient impressionne par sa facture et sa hauteur ; très légèrement désaxé, déposé sur une base ronde, il est orné d’un grand nombre d’éléments décoratifs : masques de lions et de gorgones, palmettes, têtes de boucs, feuillages et bien d’autres. Il faut savoir que le titre est le même que celui d’un article de l’architecte Adolf Loos, grand contempteur de l’ornemental, qui a travaillé au tournant du XXe siècle. Dans un double mouvement, les références à l’ornementation et à sa condamnation, placées en parallèle avec celles appliquées à la monarchie française et à sa fin dramatique s’entrecroisent. La hache destructrice devient ainsi, par un retournement inattendu, un nouveau type d’ornement – ou d’anti-ornement.
Avec les Dépouilles, l’artiste modifie radicalement la perception du vase d’inspiration de Sèvres : aplati à la manière d’une peau de bête, cloué au mur ou suspendu à un croc de boucher, il affirme son animalité (et son lien à la nature morte de Rembrandt, Le bœuf écorché). Dans le même temps, les trois séries renvoient aux exactions commises lors de la Révolution française ainsi qu’à la situation d’iniquité sociale qui est à la source du soulèvement populaire. Suspendue la tête en bas, la Dépouille à la scène galante III montre ses décors de rubans et de palmettes et ses décalques de guirlandes en parallèle avec une scène galante typique du XVIIIe siècle. Le croc de boucher et l’écorchement portent encore d’autres références : écorchement du satyre Marsyas, souffrances infligées aux bêtes…
Parmi les œuvres récentes, le vase Dépouillement I s’attaque aux ornements : ceux-ci ont chuté au pied du vase, après, semble-t-il, avoir été grattés, ce qui n’est qu’illusion. L’artiste y fait de nouveau allusion à la Révolution et au statut de l’ornement, mais avec un sens du tragique sobre et poignant : l’élégant vase montre ses cicatrices, dans sa nudité glacée.
L’un des grands mérites de la quinzaine d’œuvres exposées est de témoigner avec éloquence de la vaste gamme d’expériences expressives de Laurent Craste.
Les vases de la série Détournement ne subissent pas de torture, mais leur décor, au lieu de présenter des scènes mythologiques ou des natures mortes, décrit des catastrophes environnementales ou des drames humains. La Paire de vases Médicis. Série des scènes pittoresques : Auschwitz et Hiroshima présente une image de l’entrée du camp allemand et une vue de la ville japonaise après son bombardement. La douceur du rose et du doré ainsi que la magnificence du vase contrastent fortement avec les scènes peintes en grisaille et leur cruauté, rappel que le monde n’est pas que luxe, calme et volupté.
Les Caskets amènent de nouveaux sévices : la restriction spatiale. Les vases sans décor sont contraints d’intégrer un espace trop restreint et subissent des déformations expressives qui évoquent des corps suppliciés sans le spectacle du sang qui coule. Les jolis vases sont compressés dans une boîte trop petite pour eux et d’une simplicité spartiate. L’encadrement des tableaux anciens, qui sont souvent insérés dans des châssis aux extravagantes guirlandes dorées, est ici questionné.
L’un des grands mérites de la quinzaine d’œuvres exposées sous le titre La chute est de témoigner avec éloquence de la vaste gamme d’expériences expressives de Laurent Craste. Motifs, ornements, types de vases ou de supplices, l’artiste déploie de multiples stratégies pour affiner son propos. Les métiers d’art offrent leur virtuosité à l’art contemporain, qui en retour leur procure audace et sortie hors cadre.
Laurent Craste. La chute
La Guilde, Montréal
Du 23 février au 29 avril 2018