Sylvia Safdie : harmonie et renaissance
Sylvia Safdie sculpte le temps comme s’il s’agissait d’une matière. L’exposition de la Fonderie Darling présentée l’automne dernier en fait d’ailleurs foi. As I walk est une installation magistrale que l’on pourrait définir comme la somme des appréhensions d’une artiste sur la nature et sur l’humain. Une connaissance qu’elle a acquise grâce à un regard scrutateur qui voit au-delà des formes et de la spécificité première de l’objet. Le long processus d’accumulation d’éléments trouvés, par une séquence judicieuse de mise en place, développe à travers les années un langage qui nécessite des allers-retours du regard, tant est que l’on veuille assimiler le sens de cette recherche.
Il y donc a priori une matière/temps qui se donne à voir. D’ailleurs, l’artiste n’intervient pas ou peu sur celle-ci. Les pierres, par exemple, sont sciemment disposées pour que le spectateur ne cherche pas ailleurs l’évocation du temps passé. Sa mortalité lui fait face, car il comprend que l’action du temps sur la pierre n’est visible qu’après une durée beaucoup plus longue que celle d’une simple vie. La mesure de l’éphémérité du corps que les formes évoquent dans l’ensemble de l’installation a pour fonction de magnifier la Nature. De prime abord, un sens du véridique surgit en raison d’une présentation de type scientifique évoquant une objectivé indéniable. Bien que le propos de Safdie mime les présentations des musées d’archéologie ou des sciences de la nature, il est d’ordre esthétique et philosophique. Il est personnel dans son langage et inébranlable dans son sens profond. Il rejoint l’équilibre de la Nature. Personnel, car, si l’on s’attarde aux formes et aux séquences, c’est Safdie elle-même qui est ici exposée.
Convenons que le langage que développe l’artiste par ses choix d’objets et par sa mise en exposition exprime une vie de recherche de sens dans un contexte où le temps est inexorable et puissant. Il matérialise la disparition du corps. Il rend visible l’invisible. Pas seulement la mort, d’ailleurs, puisque la matière végétale ici exposée montre son renouvellement naturel.
Convenons que le langage que développe l’artiste par ses choix d’objets et par sa mise en exposition exprime une vie de recherche de sens dans un contexte où le temps est inexorable et puissant. Il matérialise la disparition du corps. Il rend visible l’invisible. Pas seulement la mort, d’ailleurs, puisque la matière végétale ici exposée montre son renouvellement naturel. Les palmes sèches, par exemple, dévoilent leur stratégie de reproduction et la beauté de leur état de développement qui, curieusement, peut très bien faire penser à certaines parties du corps humain. Des cheveux, des organes génitaux, des seins, bref des éléments qui évoquent une grande sensualité.
C’est comme si le genre humain devait ici se confondre avec la Nature pour se perpétuer dans le temps. Par la verticalité du positionnement de certaines pierres et par le choix de composantes illustrant la fécondité – telles que des courges variées, des fruits exotiques, des épis de blé d’Inde, de multiples rhizomes de bambou ou d’autres plantes provenant de partout au monde –, l’artiste présente sa vision holistique du cycle de vie. On ne peut dès lors s’empêcher de penser à Jean-Jacques Rousseau qui, au XVIIIe siècle, s’interrogeait sur l’être humain et la Nature dans une vision romantique. Safdie ne dénonce pas comme Rousseau les inégalités entre les espèces ; elle souhaite les rapprocher. Ici, le genre humain pourrait bien être comme une plante qui répond aux règles immuables de la Nature. Par ailleurs, d’aucuns pourraient s’interroger sur la manifestation latente de la menace et de la douleur potentielle que mettent en scène des objets pointus, tranchants, ou recelant un pouvoir d’agression sur différentes matières, voire sur le corps. Sorte de contrepoids à l’apparence d’harmonie globale de chacune des parties de l’installation, cette allusion au danger et à l’hostilité rend compte de la sagacité de l’artiste.
Hiatus intrigant par rapport à l’ensemble de l’œuvre, la vidéo joue plusieurs rôles. Celui d’abord d’illustrer une des quatre matières fondamentales à la vie – l’eau –, elle fait aussi allusion au passage du temps et à son effet sur la matière. Un temps qui, grâce à la force muette de l’eau, modèlera ici la pierre alors que dans des circonstances similaires, le corps humain se serait dissous. Sorte d’espace de repos et de méditation, cette vidéo est le seul endroit de l’installation qui met en scène une image en mouvement. Partout ailleurs, l’œuvre foisonne d’objets fixes minutieusement placés dans des séquences linguistiques porteuses de sens. Or, la vidéo est différente de l’ensemble de la présentation. D’une part, l’image est numérique et construite grâce à cette technique. D’autre part, sa couleur ne fait pas référence à la Nature ou au corps. Sa luminosité intérieure et artificielle constitue un point d’attraction au fond de la salle. Si la représentation est celle d’une eau dynamique, son essence numérique offre un regard sur le présent et sur ce que l’on serait tenté d’appeler le culturel, acquis par l’apprentissage, et son opposé, le naturel. Car l’ensemble de l’œuvre, à quelques exceptions près, est constitué de matériaux bruts très peu modifiés.
Cette œuvre, cette vie en quelque sorte, interroge aussi l’art et son langage. Safdie, peintre, vidéaste et sculpteure, nous a habitués à des œuvres réalisées de ses mains. Ici, c’est à travers la marche ou certainement le processus de déplacement dans l’espace qu’elle accumule sa matière première. Si un monde inconnu se révèle au regard du visiteur grâce aux choix spécifiques et ciblés de l’artiste, quels sont les critères de sélection et quelle vision cohérente a prévalu pendant toutes ces années ? Répondre à cette question serait de percer la pensée esthétique de Safdie, d’identifier sa quête philosophique, quête de mémoire. Chaque objet illustre des expériences uniques dans le temps qu’elle entend bien faire partager. Ce sont des objets-traces en quelque sorte, des objets de mémoire.
As I walk, performance dans le temps et dans l’espace, matérialise le moment et la pensée de l’artiste. Sylvia Safdie s’interroge sur son identité, sa place, sa mortalité et sur ce qui advient du corps. Tout est là ! Tout appelle l’harmonie et la renaissance.
(Exposition)
As I walk
Sylvia Safdie
Fonderie Darling
Du 28 octobre au 19 décembre 2021