On ne présente plus ces célèbres réalisations de Le Corbusier que sont la villa Savoye, la chapelle Notre-Dame du Haut à Ronchamp, ou encore le couvent Sainte-Marie de La Tourette, tant leurs images ont circulé dans les revues d’architecture. Avons-nous pour autant tout vu de ces « machines à habiter » ?

Depuis le 29 octobre 2020 et jusqu’au 15 août 2021, le Centre Canadien d’Architecture accueille l’exposition De l’œil à la fenêtre. Sous le commissariat de Louise Désy, la présentation de la salle octogonale nous invite à une immersion dans les photographies de Takashi Homma. Le visiteur y découvre le point de vue inédit que le photographe japonais pose sur les bâtiments les plus emblématiques du maître moderne. Et si l’exposition agissait à la manière d’une camera obscura, d’un instrument de projection ? Et si elle ouvrait elle-même de nouveaux champs de vision, dont pourrait se saisir le visiteur ?

Qu’elle soit en bandeau, en « canon de lumière » en verre dépoli, colorée ou même brisée, la fenêtre est le sujet principal des photographies de Takashi Homma. En dix ans, l’artiste japonais a eu plusieurs occasions de photographier l’architecture de Le Corbusier. Si la série présentée dans l’exposition constitue à première vue un travail personnel, presque détaché de l’œuvre de l’architecte, elle s’inscrit en fait dans une longue tradition. Hiroshi Sugimoto, Stéphane Couturier ou encore Antje Hanebeck font partie de cette génération de photographes qui ont cherché à renouveler notre lecture des réalisations de Le Corbusier. La ville de Chandigarh constitue, par exemple, un lieu de passage privilégié pour de nombreux photographes ces cinquante dernières années. À défaut de vouloir promouvoir ou informer, ils visent à apporter un regard neuf sur une œuvre déjà maintes fois photographiée¹.

Vue de l’installation De l’œil à la fenêtre : Takashi Homma sur Le Corbusier (2020)
Courtoisie du CCA

L’exposition de Louise Désy nous propose trois niveaux d’immersion dans l’architecture de Le Corbusier. À chacun de ces niveaux, la vision est façonnée par un appareil. Dans son sens étymologique, l’appareil est d’ailleurs la condition de l’apparaître2De l’œil à la fenêtre réunit des photographies de Takashi Homma – technique par excellence de la modernité3 –, des dessins originaux de Le Corbusier, ainsi que de curieuses « boîtes à images » perchées sur d’élégants trépieds. Ces dispositifs sont autant de camera obscura, petites pièces percées d’une ouverture, qui permettent au visiteur de plonger dans une mise en abyme. La plume de Le Corbusier cadre un paysage depuis la fenêtre, à l’intérieur d’un bâtiment, au filtre de son intention. Le boîtier photographique de Takashi Homma cadre les fenêtres du bâtiment réalisé, depuis son intérieur comme depuis son extérieur, au filtre de sa sensibilité. Les « boîtes à images », quant à elles, cadrent les photographies. Elles ouvrent une fenêtre supplémentaire sur cette intention et cette sensibilité. L’exposition n’est pas l’accumulation d’une série d’œuvres individuelles de Takashi Homma. Elle est au contraire un dispositif d’isolement propice à la contemplation, de « pur dedans » propre à la camera obscura4.

Qu’elle soit en bandeau, en « canon de lumière » en verre dépoli, colorée ou même brisée, la fenêtre est le sujet principal des photographies de Takashi Homma. En dix ans, l’artiste japonais a eu plusieurs occasions de photographier l’architecture de Le Corbusier.

Au fil de la visite, les machines à habiter de Le Corbusier cèdent la place à des machines à voir. « Regarder » et « voir », ces termes qui reviennent régulièrement dans les écrits de Le Corbusier, tout comme « inventer » et « créer »5, s’incarnent au Centre Canadien d’Architecture. Takashi Homma s’approprie la fenêtre par la photographie qui a été, durant toute la carrière de Le Corbusier, à la fois un outil de vision et de réflexion6. L’exposition elle-même se manifeste comme un instrument de projection. De l’œil à la fenêtre met l’organe de la vue, cet « avant-coureur de l’esprit7 », au centre de sa réflexion. Un acte aussi fondamental que celui de regarder est remis en question. Les photographies de Takashi Homma font alors « volte-face ». Nous y percevons un écho au travail d’Oliver Curtis, qui, en voyage au Caire en 2012, a tourné le dos aux pyramides de Gizeh pour photographier l’endroit d’où il venait. Ce qu’il a vu lui a tellement plu qu’il photographie depuis à « contre-vue » les monuments célèbres, qu’il tourne le dos aux sites historiques pour en garder trace8. Takashi Homma regarde, lui aussi, les monuments de l’architecture corbuséenne « à revers » : il les révèle en abris sobres, en machines à émouvoir. En photographiant les bâtiments du maître moderne avec la fenêtre pour lentille, il nous en offre une lecture intime et sensible.

(1) Nathalie Herschdorfer et Lada Umstätter, « Introduction. La fabrique de l’image », dans Construire l’image. Le Corbusier et la photographie (Paris : Éditions Textuel, 2012), p. 21.

(2) Martine Bubb, La camera obscura : Philosophie d’un appareil (Paris : L’Harmattan, 2010), p. 9.

(3) Nathalie Herschdorfer et Lada Umstätter, op. cit., p. 17.

(4) Martine Bubb, op. cit., p. 215.

(5) Nathalie Herschdorfer et Lada Umstätter, op. cit., p. 17.

(6) Ibid., p. 22.

(7) Le Corbusier, Le Voyage d’Orient (Genève : Éditions Forces-Vives, 1966), p. 142.

(8) Voir le très bel ouvrage que le photographe a consacré à ce corpus sur une période de quatre ans : Oliver Curtis, Volte-face (Manchester : Dewi Lewis Publishing, 2016).


(Exposition)

DE L’ŒIL À LA FENÊTRE : TAKASHI HOMMA SUR
LE CORBUSIER

COMMISSAIRE : LOUISE DÉSY
CENTRE CANADIEN D’ARCHITECTURE
DU 29 OCTOBRE 2020 AU 15 AOÛT 2021