La 10e Rencontre photographique du Kamouraska devait avoir lieu à l’été 2020, avec pour thème « Nos recommencements ». La commissaire Ève Cadieux et la douzaine d’artistes retenue ne se doutaient pas que le coronavirus, en les obligeant à reporter l’événement en 2021, leur ferait vivre la thématique même du recommencement.

Mais ce contretemps a permis une initiative surprenante, inédite : la présentation en primeur au Centre d’art de Kamouraska, un an à l’avance, des expositions satellites qui prendront place aux Jardins de Métis et au Musée du Bas-Saint-Laurent l’été prochain. Ainsi, les œuvres de Caroline Bolieu, Nadine Boulianne, Joan Sullivan et Geneviève Thibault donnaient à voir quatre expositions individuelles accompagnées de textes magnifiques à quatre mains, signés conjointement avec Véronique Drouin, commissaire de cette présentation et codirectrice du Centre d’art de Kamouraska. Des écrits d’une grande clarté, livrant avec poésie la démarche des artistes et l’origine de leur projet. À l’intérieur des murs, le parcours fléché, en raison de la COVID-19, nous faisait naviguer à travers les salles, comme autant d’escales sur un archipel d’œuvres.

Photographes établies cumulant dix ans de pratique en arts visuels, les quatre artistes habitent toutes la région du Bas-Saint-Laurent. C’est précisément de ce territoire et de ses gens qu’il est question dans leur démarche, et plus particulièrement du fleuve qui les habite, les hante, les revisite, les submerge.

Nadine Boulianne, image tirée de la série Chemins de vagues (2020)
Prise d’image avec Diana F pellicule 120, numérisation
Impression jet d’encre sur alupanel, 30,48 x 27,94 cm
Courtoisie du Centre d’art de Kamouraska

Des photos plongées dans l’eau salée

Dans Objets de nouveau, Geneviève Thibault renoue avec une approche ethnographique développée dans ses séries antérieures. Comme par le passé, elle va sur le terrain à la rencontre des gens afin d’explorer leur culture et leur mode de vie. Archéologue de territoires intimes, Thibault révèle les traces de leur habitat et de leur quotidien dans une démarche fondée sur la relation. Portraits d’objets, natures mortes de moments de vie, les genres s’effacent et s’amalgament. L’artiste aborde ici un phénomène de société, la vente de garage, dans les environs de Matane. Le processus sociologique est pour la première fois présenté dans son entièreté sous forme d’installation : artefacts, documentation et traces du processus. Les huit objets posés sur des socles et étiquetés de leur prix, acquièrent un statut d’objets muséologiques. La documentation regroupe des photos des objets prises par l’artiste, et les témoignages oraux de leurs propriétaires, retranscrits sous forme de courts récits biographiques. Au mur, des photographies comme traces du processus, mais le contenu social attendu fait place à ce qui ressemble à des cellules observées sous microscope : ce sont en fait des polaroïds des objets, qui ont été plongés quelques mois dans l’eau salée du fleuve, puis numérisés. La spécificité du polaroïd – une mini chambre noire en soi pour faire apparaître la photo – fait plutôt disparaître l’image, ou du moins crée une autre dimension. Diane Arbus écrivait « qu’une photographie est un secret sur un secret ». Le secret de Thibault est tour à tour celui de l’histoire des objets et de leurs propriétaires, mais aussi l’histoire de l’ethnographie et de la photographie comme disciplines humanistes et scientifiques.

Photographes établies cumulant dix ans de pratique
en arts visuels, les quatre artistes habitant la région
du Bas-Saint-Laurent traitent dans leur démarche respective du territoire et de ses gens,
et plus particulièrement du fleuve qui les habite,
les hante, les revisite, les submerge.

Le pourtour des vagues

Nadine Boulianne emprunte au Saint-Laurent des Chemins de vagues dans une série de photographies en noir et blanc. Du point de vue du fleuve, c’est Boulianne qui arpente son littoral à Saint-André-de-Kamouraska et à Métis-sur-Mer. Aboiteaux, plages, estran, vagues se succèdent, se superposent, dans un perpétuel mouvement de recommencement, semblable à celui des marées. Ou d’une pellicule cinématographique, comme semble le suggérer l’accrochage au mur, en mode paysage, sur trois écrans. Cette artiste de la vidéo et de la photo fusionne les deux supports en imprimant du mouvement à la photographie, livrant un film d’auteur. Reconnue pour l’exploration du numérique et de l’argentique, l’artiste a pour cette série jeté son dévolu sur une caméra Diana F. Cet appareil culte a pour principale caractéristique de ne pas offrir beaucoup de contrôle à la prise de vue. D’autres enjeux – comme les fuites de lumière, le vignettage (coins sombres), l’effet de flou, l’exposition multiple (si on avance ou recule le film par inadvertance) – peuvent être problématiques. Aux mains de Boulianne, ils contribuent à la recherche d’une atmosphère onirique, d’un phénomène de déjà-vu, d’une narration en flashback, évoquant la mémoire et l’inconscient. Pour une artiste qui s’intéresse à l’espace-temps, à la psyché du territoire et de ses habitants, c’est le rêve. Elle semble avoir fait de la marée et des marées intérieures de ses riverains un portrait énigmatique, voire anthropomorphique, du Saint-Laurent.

Être entre deux marées

Les marées comme une respiration, comme un vertige. Celui de tout quitter pour prendre la mer, et tout recommencer. Remontant le fil de la traversée de son ancêtre, Caroline Bolieu livre, en dix tableaux, le voyage de Pierre Hudon dit Beaulieu, parti de France au XVIIe siècle pour s’établir au Kamouraska sur « quelques arpents de neige ». Des siècles plus tard, sa descendante parcourt le Québec à la recherche d’un lieu où s’enraciner. Les deux récits vont s’entrecroiser, puisqu’elle s’implante sur le même territoire. Depuis, la photographe élabore un inventaire poétique de la nature et de ses hôtes. Comme dans les récits des navigateurs, elle consigne dans un journal photographique ses découvertes et ses rencontres. Son classement se fait par saison et par jour. Ses photographies ont pour signature un sfumato et des teintes douces. Pour créer ces effets, elle choisit à dessein des jours de brouillard, de tempêtes et de vent. Elle va même jusqu’à effacer des pigments, pour suggérer le passage du temps. Dans le corpus Entre deux marées, Caroline Bolieu rompt ses propres amarres et renouvelle son vocabulaire artistique. Elle opte ici pour des contrastes forts dans le choix des couleurs, de la composition et de la narration. Le hasard d’autrefois fait place à un récit structuré, mis en scène. Délaissant les teintes pastel, elle choisit le rouge et le blanc, qu’elle associe aux émotions contradictoires des protagonistes. Plusieurs éléments rouges sont directement cousus sur l’œuvre, d’où le choix de la toile comme support à la photo. Dans le cas de L’île des possibles (2019), le rouge est une photographie d’encre en mouvement qu’elle a rattachée par numérisation. Autre migration, technologique celle-là. Des éléments figuratifs se découpent sur des fonds abstraits. Traversée, quête d’identité, perte de repères, espoir d’une île ou d’un phare en vue, territoires à explorer parlent de migration humaine et d’installation. Et si, à travers le hublot de la lentille, il s’agissait aussi de la démarche artistique ? Recommencer après chaque production, chaque exposition. Être constamment entre deux marées. Et dire comme dans le texte si émouvant d’Ève Simard : « J’ai eu tant à faire pour enfin devenir. »

Caroline Bolieu, L’île aux possibles (2020)
Tirée de la série Entre deux marées
Impression photographique à jet d’encre sur toile
64,77 x 64,77 cm
Courtoisie du Centre d’art de Kamouraska

Avancer en terrain glissant

En fin d’exposition, nous sommes laissés sur Fleuve fragile / Thin Ice de Joan Sullivan. Cette expression joue à la fois sur la matérialité d’une fine couche de glace et la métaphore d’un terrain glissant. Photographe engagée, Sullivan poursuit une œuvre au sujet des changements climatiques et, suivant une approche incitative, elle se consacre aux énergies renouvelables. Mais un événement à la fois personnel et environnemental la fera basculer de la photo documentaire à la photo abstraite. Durant l’hiver, alors qu’elle photographie le fleuve entre Le Bic et Rimouski, elle constate que le couvert de glace diminue d’année en année. À l’autre bout de la planète, l’Australie – où habite sa fille – est aux prises avec des feux incontrôlables. La colère et l’impuissance la font littéralement trembler, imprimant un mouvement désordonné qu’elle accentue volontairement avec sa caméra. En résulte un long cri visuel qui fait éclater les confins de la terre, du ciel, des hautes montagnes et de la mer, retrouvant le chaos originel. C’est une œuvre abstraite, esthétique, d’une beauté pleine d’effroi. D’un haut-parleur, le son des vagues se fait entendre en boucle, comme la respiration du fleuve sur un électrocardiogramme. Un appel à la mobilisation pour la planète. 


Objets de nouveau, Geneviève Thibault ; Entre deux marées, Caroline Bolieu ; Chemins de vagues, Nadine Boulianne ; Fleuve fragile / Thin Ice, Joan Sullivan
Centre d’art de Kamouraska
Du 4 juillet au 13 septembre 2020