Yann Pocreau : impressions du temps qui passe au plus clair de la lune
Comme Robert Lepage dans La Face cachée de la Lune, un autre artiste de Québec, Yann Pocreau (né en 1980), télescope à sa manière non moins émouvante le cosmiquement vaste et l’intimement personnel, dont le contraste d’échelles enserre l’unique mystère de toute apparition dans la clairière de l’être. Pour en saisir la fugace lumière et en permettre la méditation, il eut la chance d’avoir accès au télescope et aux instruments de l’Observatoire du Mont-Mégantic, à l’occasion du 40e anniversaire de ce haut lieu scientifique et du 20e du Centre d’exposition de l’Université de Montréal en 2018. Cette résidence s’ajoutait à une autre de trois ans qui s’achevait alors à la Fonderie Darling, parrainée par le Musée des beaux-arts de Montréal qui en présente les résultats dans son Centre des arts graphiques.
RAYONS SOLAIRES SUR FOND BLEU NUIT
Pocreau considère de fait son travail comme relevant en partie du dessin, notamment dans l’espace tridimensionnel, transpercé obliquement de part en part de trois lignes droites de laiton poli doré, déposées dans deux coins opposés d’une première salle. Ces Rayons solaires (2021) font allusion à celui de notre étoile comme étalon de mesure des autres, plus qu’à son rayonnement lumineux ; ils mettent ainsi à portée de la main ces astres lointains. On retrouve cette unité dans les diamètres soulignés des cercles compris parmi Ces choses qui me manqueront (2020) : figures abstraites, photo de main, ou traces du bouquet funéraire de la mère de l’artiste, disparue comme tant d’autres l’année dernière. Tel est pourtant le destin des êtres petits ou grands que les épreuves lumen en teintes feutrées signalent, disposées par paires avec ou sans fixateur, celles-ci vouées à s’estomper jusqu’à disparaître dans leur fond monochrome sur la durée de l’exposition. Parmi une série de quatre, une feuille d’arbre échancrée par l’usure ressort en négatif d’une aura spectrale, comme si la trace d’une chose soustraite à la présence vivante la faisait encore briller par son absence, perçue en creux à même le processus étagé de sa disparition.
On songe aux herbiers d’Anna Atkins (1799-1871), qui mit au point à des fins botaniques la technique du cyanotype, photogramme gardant après rinçage la silhouette d’objets posés sur une surface bleutée. Elle est reprise par Pocreau pour capter plutôt l’écume informe d’un bain de soleil ou de lune, conjoignant les ressacs des luminaires sur plusieurs œuvres : Bleus élémentaires (2020) tirés sur soie dont se détache Entre le bleu, la nuit (2021). Un tel cyanotype abstrait remplace un des portraits d’un antique petit album photo lyonnais, dont la page d’en face vante les « Procédés Nouveaux Inaltérables », prétention donnant son titre à ce bréviaire du projet photographique. Celui-ci ne consiste-t-il pas à soustraire l’image aux outrages du temps, ou du moins à lui offrir un cadre artistique permettant de cerner son essence ? Impermanences 01 (2017) inscrit le vitriol bleu dans la chair d’un portrait sépia tronqué de moitié par sa cicatrice cristallisée, dans un diptyque confrontant celui-ci à un photogramme de triangles aux mêmes teintes de bleu. Non que l’abstraction soit plus intemporelle qu’un mortel ou son image : Les calculs 1 et 2 (2020) la captent dans les frêles jeux d’ombres et de couleurs composés sur un mur d’atelier avec des objets et des filtres au moyen d’un projecteur de diapositives.
Pocreau considère de fait son travail comme relevant en partie du dessin, notamment dans l’espace tridimensionnel, transpercé obliquement de part en part de trois lignes droites de laiton poli doré, déposées dans deux coins opposés d’une première salle.
ÂME HUMAINE ET CORPS CÉLESTES
Un tel projecteur trône dans la chambre noire hébergeant Les Impermanents (2017-2021), installation procédant directement du séjour en observatoire qu’évoque à son entrée la photo grand format de trois miroirs circulaires semblables à ceux d’un grand télescope. Superposés contre un mur d’atelier, Les astres (2018-2020) reflètent le plafond grêlé de taches noires tel le disque solaire, transformant un espace clos en l’espace ouvert auquel les corps célestes offrent un microcosme, comme le fait l’artiste avec ses œuvres au miroir de son monde, éclat passager d’un commun univers. À l’endos de cette paroi se lève La Lune, pour moi, le 20 juillet 2018 (2018), au rythme bringuebalant du carrousel de ses diapos, redoublant acoustiquement la matérialité de la lumière dans l’obscurité, comme le faisait le cliquetis d’un film 16 mm dans l’exposition Projections (2013) à la Fonderie Darling1, présentant d’intéressants points de comparaison avec celle-ci. Elle aussi puisait dans la collection de cartes postales du XIXe siècle de l’artiste, mais dans des lots européens représentant des monuments historiques, alors que l’Amérique du Nord produisait surtout des « cartes de visite » (cabinet cards) de particuliers, dont un échantillon est disposé en présentoirs sur trois murs.
Comme le spiritisme alors répandu aux États-Unis en lien étroit avec la photographie (captures d’ectoplasmes qu’évoquent aussi les cyanotypes célestes de Pocreau), ce genre de carte-portrait est représentatif d’une préoccupation pour l’individualité singulière, sa reproduction et sa perpétuation, son inscription dans la durée, voire l’éternité. Dans l’Ancien Monde, cette pérennisation concerna longtemps d’abord les institutions collectives, les œuvres d’art, les lieux et personnages sacrés. Retrouvant la magie iconique des portraits funéraires du Fayoum – paradoxalement si vivant – la photographie mettait comme eux à la portée des simples mortels de toutes conditions ce qu’une pyramide semblait assurer à un roi-dieu égyptien : une essence personnelle soustraite au temps comme le cours inflexible des astres. Une telle prétention se fait jour par les trous d’aiguille éclairés des étoiles des quatre-vingt-huit constellations, percés selon leurs proportions et situations relatives dans les soixante-quatorze cartes-portraits de quidams anonymes. Poignante homologie de leurs figures respectives, les unes projetées au loin sur les motifs stables apparemment formés par les étoiles visibles sans rapport autre que leur association psychologique, les autres auxquelles s’attachent les proches comme à un repère de sens dans l’existence au même titre que son vaste échafaudage astronomique. Ces éphémères configurations sont également vouées à se distendre et se décomposer jusqu’à disparaître au regard et de la mémoire des êtres pour lesquelles elles ont compté et qui subiront bientôt le même sort : cathédrales de poussière d’étoiles et châteaux de sable entre les vagues d’une incessante marée cosmique.
Demeure pourtant, luisant parmi ces différentes constellations d’évanescence, l’or du temps lui-même, plaqué tel un rayon solaire sur la tige de laiton tenant ouvert en son axe l’album des Inaltérables (2020) que sont malgré tout les images quelles qu’elles soient en leur défilement sans fin, revenant à l’énigme d’une même monstration en retrait d’un invisible fond. Tel est le fil d’or reliant les sujets humbles et grandioses auxquels l’artiste a recours pour révéler à même leurs limites la clarté sans bords qui leur fait place jusqu’au point de non-retour.
(1) Voir Christian Roy, « Jocelyne Alloucherie, Yann Pocreau : Deux passe-murailles à la Fonderie Darling », Vie des arts, n° 233 (hiver 2014), p. 70-71.
(Exposition)
LES IMPERMANENTS
YANN POCREAU
COMMISSAIRE : SYLVIE LACERTE
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL
DU 10 AVRIL AU 1ER AOÛT 2021