Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) propose, jusqu’en janvier prochain, une rétrospective célébrant le don majeur d’un corpus d’œuvres du photographe canadien d’origine arménienne Yousuf Karsh (1908-2002) ; exposition qui constitue l’ultime commissariat d’Hilliard T. Goldfarb, conservateur sénior – collections et conservateur des maîtres anciens, qui tire sa révérence après 23 ans au MBAM et une carrière de quelques 40 années, incluant des passages remarqués au Cleveland Museum of Art et au Isabella Stewart Gardner Museum de Boston.

La présentation se déploie dans quelques-unes des vastes salles du troisième étage du Pavillon Jean-Noël Desmarais, ce qui n’est pas le lieu consacré aux œuvres sur papier, qui sont souvent confinées dans les minuscules écrins du second sous-sol. On dira que c’est parce que ces œuvres, fragiles, doivent être protégées, mais les spécialistes et amoureux du papier savent que c’est surtout parce que ces réalisations, plus intimistes, moins spectaculaires, ne sont généralement pas considérées par les musées suffisamment attractives pour faire l’objet de grandes expositions. L’enfilade des salles propose un espace sobre, classique, à l’accrochage élégant et subtil, empreint d’un minimalisme entièrement au service des images et de l’artiste. Cette mise en scène est emblématique de la manière de Goldfarb, qui a su perpétuer le meilleur d’une certaine vision de la muséologie, prudent face à la spectacularisation et au divertissement.

Yousuf Karsh (1908-2002), Yousuf et Estrellita Karsh dans leur maison Little Wings, Ottawa (1967)
Épreuve à la gélatine argentique
© Estate of Yousuf Karsh

Mais revenons aux clichés de Karsh, ce célébrissime photographe dont les 15 000 portraits en noir et blanc ont été réalisés sur plus de six décennies. Cent onze épreuves photo-argentiques, tirées par l’artiste lui-même, et léguées au MBAM par Estrellita Karsh – veuve du photographe –, l’Estate of Yousuf Karsh et son directeur, Jerry Fielder. Avant ce don majeur, le musée ne conservait qu’une seule œuvre du portraitiste représentant un Jean Paul Riopelle à la cigarette, l’air pensif, qui avait été offerte par le photographe au moment de la rétrospective Riopelle de 1991. Exposition à laquelle l’actuel directeur, Stéphane Aquin, avait collaboré lors d’un premier séjour au musée en 1990-1992, alors sous la gouvernance de Pierre Théberge.

Yousuf Karsh (1908-2002), Glenn Gould (1957)
Épreuve à la gélatine argentique, 60,6 x 49,9 cm
MBAM, don d’Estrellita Karsh à la mémoire de Yousuf Karsh
© Estate of Yousuf Karsh

Ce corpus comprend donc des œuvres de toutes les époques : par exemple, le portrait de John Garo (1931), maître arméno-américain de Boston chez qui Karsh apprendra l’art du tirage, et ceux de Nelson Mandela et de Jasper Johns, réalisés en 1990, à peine deux ans avant qu’il ne range définitivement sa caméra. S’égrenant avec quelques dispositions en superposition, telles des points d’orgue sur les murs blancs ou gris rosés, la présentation aérienne rythme les îlots de regroupements stylistiques et chronologiques. Les photographies sont pour la plupart accompagnées d’extraits de commentaires de Karsh relatifs à la composition, au modèle, à la session de pause, etc. On entre ainsi de plain-pied dans l’atelier, voire dans la tête de ce portraitiste de l’élégance et de la mondanité classique, qui cherchait, au-delà de l’image publique, à percer l’âme de ses célèbres sujets parmi lesquels on retrouve Winston Churchill, Eleanor Roosevelt, Glenn Gould, Albert Einstein, Ernest Hemingway, et sa dernière épouse, Estrellita. Mentionnons quelques portraits de vedettes hollywoodiennes immortalisées pour le magazine Life – Humphrey Bogart, Ingrid Bergman, Joan Crawford ou Peter Lorre – de même que des compositions plus audacieuses, comme cet Élixir (1938), une poignée de thèmes à saveur sociale, par exemple ces Cultivateurs de blé des Prairies, Regina (Saskatchewan) (1953), ou quelques clichés de personnalités à la physionomie imparable dont il a su tirer le meilleur profil, en particulier Jacques Cousteau (1972).

Yousuf Karsh (1908-2002), Karen Kain (1977)
Épreuve à la gélatine argentique, 50,8 x 40,6 cm
MBAM, don d’Estrellita Karsh à la mémoire de Yousuf Karsh
© Estate of Yousuf Karsh

Ce chant du cygne d’Hilliard T. Goldfarb s’avère une rétrospective on ne peut mieux choisie et tout-à-fait incongrue. Appropriée parce qu’emblématique de la touche en apparence sobre et quasiment invisible du conservateur (mais pas lorsqu’on la connait, car elle est précise comme un scalpel de chirurgien), qui se distingue par un sens du rythme de l’accrochage, se déployant ici telle une partition moderne au phrasé parfaitement orchestré. Mais incongrue par son sujet apparemment à l’opposé des expositions qu’il a supervisées et réalisées, en particulier Splendore a Venezia : Art et Musique de la Renaissance au Baroque dans la Sérénissime (automne 2013), assurément sa contribution la plus importante à l’histoire de l’art.

L’exposition L’univers de Yousuf Karsh, qui prendra ensuite la route, est accompagnée d’une publication bilingue de 128 pages regroupant un témoignage d’Estrellita Karsh et un essai du commissaire. La portion catalogue, elle, reproduit chacune des œuvres et reprend les textes de l’exposition.


(Exposition)

L’univers de Yousuf Karsh. L’essence du sujet

Commissaire : Hilliard T. Goldfarb

Musée des beaux-arts de Montréal

Jusqu’au 30 janvier 2022