Le rapport entre l’humain et la nature a été exploré de diverses manières lors de la 10e Biennale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières, cet été. Il se déployait tel un réseau racinaire entre les œuvres de quatorze artistes présentées autour du thème Marche, démarche, manœuvre, sous le commissariat de Daniel Fiset.

Cette vision actuelle et plurielle de la relation entre la nature et la culture a su générer les réflexions riches, nourries par l’inusité et avec un penchant pour l’insolite. Elle a pris des teintes inquiétantes et monstrueuses sous la forme d’insectes et d’êtres hybrides anthropomorphiques. Elle a surtout inspiré des cueillettes et des expéditions sur le territoire trifluvien et dans la région de la Mauricie.

Plusieurs artistes ont pris le temps, grâce à des résidences de plusieurs semaines, d’ancrer leurs œuvres dans leur lieu de diffusion. Il en résulte un corpus sur lequel les visiteurs, tant locaux que de l’extérieur, ont davantage de portes d’entrée que lors des éditions précédentes.  

Karen Tam relie mémoires et savoirs

Cinq lieux de Trois-Rivières étaient investis par la Biennale en cette année anniversaire. La Galerie d’art du Parc était l’épicentre et Karen Tam occupait tout l’espace d’exposition du rez-de-chaussée. Ce début de visite avait un certain écho avec la Manif d’art de Québec de l’hiver dernier, où l’artiste avait recréé un salon de thé dans l’antichambre de la salle d’exposition principale au Musée national des beaux-arts du Québec.

Cette fois, Tam a reconstitué les appartements des sœurs Eaton qui, sous deux noms de plume, sont devenues les premières autrices sino-canadiennes. En puisant dans les archives du Musée Pierre Boucher et dans les archives personnelles de certains citoyens, elle a collecté des images et des objets qui relient l’histoire de ces autrices et celles des Trifluviens. Elle a également investi le jardin en y faisant pousser des plantes indigènes utilisées autant par les communautés autochtones que sino-canadiennes, comme le ginseng et la coriandre, montrant que les savoirs ancestraux sont interconnectés.

Sublimer la catastrophe 

Les sculptures de Emily Jan et Guillaume Brisson-Darveau présentées aux étages supérieurs de la Galerie d’art du Parc amalgament des éléments cueillis dans la nature et des matériaux créés par les technologies humaines. 

Emily Jan souligne l’effet de l’activité humaine sur les milieux naturels en fusionnant des coquillages récoltés du côté de Pointe-du-Lac, du bois de grève, du plastique et du béton. L’odeur salée, aqueuse, ainsi que la trame sonore où se mélangent les cris d’oiseaux et le bruit des vagues font appel à tous les sens. Son microcosme culmine avec une bête fabuleuse visqueuse d’où pointent deux têtes de maskinongé et de fausses plantes. Sa cueillette et sa manière de créer des sculptures, par addition et par collage plutôt que par soustraction, offre une vision aussi scintillante qu’inquiétante de notre avenir écologique. 

La même sensation nous suit devant les créations de Guillaume Brisson-Darveau. L’artiste a collaboré pendant de longs mois avec Innofibre, le Centre d’innovation des produits cellulosiques, pour créer une matière faite à partir de pulpe de papier, d’asclépiades et d’insectes. Il en a fait de saisissants cocons, qu’il a porté dans des endroits en friche, isolés ou étranges, pour réaliser des autoportraits photographiques. C’est une manœuvre qu’il exécute seul, comme un périple initiatique, et qui donne des images et des objets saisissants, qui ont été suspendus sous les combles du bâtiment abritant la Galerie d’art du Parc, datant du XVIIIe siècle. 

L’ancienne vocation du lieu, qui a déjà été une caserne britannique, résonne avec le message anti-carcéral de Sheena Hoszko. Autrement, sa bannière couleur gomme balloune interpellant le public aurait semblé plutôt déconnectée du reste des propositions. 

L’ingénieux alphabet de Carlos Amorales

La pandémie ayant compliqué le transport des œuvres entre les pays, on se sentait privilégié de pouvoir accéder au travail du mexicain Carlos Amorales, qui a participé deux fois à la Biennale de Venise, à l’étage de la Galerie du Parc. Avec de petites formes sculpturales, découpées dans du papier puis moulées en porcelaine noire, il a créé un alphabet. Les pièces, trouées, peuvent devenir des flûtes et émettre des sons – la phonétique d’un langage inventé – ou se transformer en marionnettes dans une vidéo relatant l’histoire tragique d’une famille de migrants. Ingénieux, soigné et émouvant, son travail transcende lui aussi les cultures et les expériences humaines. 

Au Centre d’exposition Raymond-Lasnier, Geneviève Baril expose elle aussi des sculptures faites de ce qu’elle récolte lors de ses promenades et sur son terrain familial. Un grand pin, avec lequel elle entretient un lien presque fraternel, lui fournit des aiguilles et des cocottes qui deviennent des cubes et des tableaux aux textures apaisantes. Tout l’été, elle a rempli de fragments végétaux (fleurs, graines, etc.) des cases qui ressemblent à celles qui étaient utilisées pour transporter les pigments des peintres. Son travail lent et minutieux, empreint de poésie et de dévouement envers les ressources naturelles, est à contre-courant de toutes les exigences de notre société de rentabilité et de productivité. 

Ursula Johnson, Lukwaqn/Elukwet/Amalukwet/Nata’lukwet/Elukwet/Amalukwet/Nata’lukwek (Work/They are working/They work for fun/They are innovative workers/We are working/We work for fun/We are innovative workers (Travailler/Iel travaille/Iel travaille par Plaisir/Iel travaille de manière novatrice/Nous travaillons/Nous travaillons par Plaisir/Nous travaillons de manière novatrice (2022) Bois.
Ursula Johnson, Lukwaqn/Elukwet/Amalukwet/Nata’lukwet/Elukwet/Amalukwet/Nata’lukwek (Work/They are working/They work for fun/They are innovative workers/We are working/We work for fun/We are innovative workers (Travailler/Iel travaille/Iel travaille par Plaisir/Iel travaille de manière novatrice/Nous travaillons/Nous travaillons par Plaisir/Nous travaillons de manière novatrice (2022) Bois.
Patrick Beaulieu, FONDRE (2021-2022) Motoneige, matériel de distillation, photographies et vidéos.
Patrick Beaulieu, FONDRE (2021-2022) Motoneige, matériel de distillation, photographies et vidéos.

Patrick Beaulieu et les grands froids

De multiples visions du paysage et du territoire sont exprimées dans les autres lieux d’exposition au centre-ville de Trois-Rivières. 

L’installation de Patrick Beaulieu, qui rassemble des photographies de fonte nivale et l’étonnant engin qui lui a servi de moyen de transport et d’abri lors d’une expédition de 700 km, sent l’essence et le thé des bois. Ce cocon polaire tiré par une émouvante machine patentée et muni de skis de fond anciens, n’est pas sans rappeler ceux de Guillaume Brisson-Darveau.

L’artiste aventurier suit les chemins de traverse du territoire américain depuis de nombreuses années. Le but était cette fois de distiller des produits forestiers, une entreprise qui remet en question notre rapport aux grands espaces et aux essences, précieuses et produites aux prix de laborieux efforts, qu’on peut en tirer. 

La sculpture monumentale d’Annie Charland Thibodeau, présentée à l’Atelier Silex, recoupe des visions du monument et du paysage nordique ou lunaire. L’absence de couleur et l’effet miroir lui donnent un aspect énigmatique, qui atténue un peu sa froideur. 

Dans la pièce d’à côté, l’œuvre d’Ursula Johnson porte une charge émotive plus poignante, en faisant appel à plusieurs sens et en révélant un pan d’histoire personnelle liée à la transmission, ou plutôt à la perte, des savoir-faire dans sa communauté. Sur un grand tapis de foin et de scories, la lauréate du prix Sobey pour les arts de 2017 a posé un « horse », un banc utilisé pour raboter ou écorer le bois. On l’entend discuter en micmac avec son grand-père, sur fond sonore de synthétiseurs et de sonorités électroniques qui rappellent les films de science-fiction. L’éclairage est dramatique, presque funéraire. Comme le jardin de Karen Tam, cette plongée dans la cabane métaphorique de Johnson a des ramifications avec la drave, l’industrie forestière et l’odeur de pâtes et papier qui flotte souvent sur Trois-Rivières. 

Nos conditions matérielles d’existence

Plus on s’éloigne de l’épicentre de la Biennale, plus on est confronté à des propositions singulières qui soulèvent des questions environnementales et médiatiques.

L’installation Water Without Wet (WWW) de Sarah Rothberg est présentée à l’Espace Pauline-Julien, tout près d’une rivière. Le visiteur traverse un cimetière de matériel informatique (écrans, claviers, téléviseurs, etc.), puis passe derrière un écran pour participer à une expérience de réalité virtuelle, où il accomplit des gestes quotidiens comme arroser une plante ou remplir un verre d’eau, alors qu’il est isolé sur une petite plateforme entourée d’eau à perte de vue. L’effet d’étrangeté qu’il ressent, dans cet univers de simulacre, accroît, un instant du moins, la conscience de ses interactions avec l’eau.

Edith Brunette et François Lemieux, Aller à, faire avec, passer pareil (2020-2022)  Oeuvre revisitée. Matériaux divers.
Edith Brunette et François Lemieux, Aller à, faire avec, passer pareil (2020-2022) Oeuvre revisitée. Matériaux divers.

Ce sont plutôt nos conditions matérielles d’existence qui ont intéressé Edith Brunette et François Lemieux, qui exposent à la Galerie R3, sur le campus universitaire. Ils ont mené une ambitieuse enquête sculpturale, vidéographique et littéraire sur le sujet. On en retient surtout leur croisement entre herboristerie et nucléaire, protectionnisme et communautaire. Sur une immense armature cylindrique pendent des plantes foisonnantes et des herbes folles qui donnent l’impression que, même fauchés, les végétaux préparent leur insurrection envers les industries polluantes. 

Par des sculptures qui ne sont pas des objets isolés, mais qui s’inscrivent dans des installations et prennent possession des lieux, cette 10e Biennale nationale de sculpture contemporaine offrait un voyage immersif au visiteur. En sollicitant non seulement son œil, mais aussi son ouïe, sa perception spatiale, son odorat, sa mémoire et son intelligence, la promenade artistique l’invitait à tracer des parallèles et à établir des liens entre les activités humaines et la nature qui l’entoure. Il s’agit d’une expérience dépaysante, qui donne envie de mieux s’enraciner. 


(Événement)
10e Biennale nationale de sculpture contemporaine 
Divers lieux de Trois-Rivières
Du 23 juin au 9 septembre 2022

Note : Des expositions satellites étaient également présentées à Victoriaville et à Montréal, mais vu la distance, nous nous sommes concentrés sur la portion de la Biennale diffusée à Trois-Rivières.