Alex Colville. La fin de l’inquiétante étrangeté
Entre la dernière exposition au Musée des beaux-arts de Montréal (1994) et celle qui a cours à la Art Gallery of Ontario (jusqu’au 4 janvier 2015), la « melancholia » qui menaçait depuis toujours l’artiste a pulvérisé son univers familier. Rhoda l’a quitté fin 2012, laissant seul Alex après soixante-dix ans de vie commune et rompant une symbiose telle qu’il n’a pu lui survivre que sept mois. Il est mort à son tour le 16 juillet 2013.
L’exposition rétrospective de 104 titres, hommage et requiem, simplement intitulée Alex Colville, donne accès à 17 toiles nouvelles peintes entre 1994 et 2010 qui prolongent la thématique des œuvres maîtresses de la maturité. Du commencement à la fin, l’accrochage, qui procède par sujet, facilite les allers-retours du regard et dévoile la récurrence des thèmes ainsi que leurs variations au fil du temps. Chacun d’eux déploie chronologiquement l’espace-temps de toute une vie, heureuse tout compte fait, réussie, paisible, couronnée de reconnaissances. « I think of all my paintings in a certain way as being happy moments when life seems significant, interesting, full rather than boring and empty1 », affirmait Colville en 1994.
La vie en couple
Une scène d’extérieur montre le couple dans une perspective plongeante au bord du quai (Observer, 2002, qui inverse les rôles d’Embarkation, 1994), regards comme toujours invisibles, la célèbre paire de jumelles posée au sol ne fixant plus rien. Plus souvent, l’artiste évoque sa présence solitaire au bord de l’eau (Ship and Observer), ou devant un tas de neige (Artist and Car), où l’être-là dans le réel gagne en évidence, repoussant, effaçant « l’inquiétante étrangeté » caractéristique des œuvres passées. Seul, Dressing room (2002) maintient l’« Unheimlichkeit », juxtaposant l’homme en smoking et la femme nue, les objets de maquillage et le revolver incongru, un jeu de regards coupé/occulté et de miroirs se réfléchissant. Comme toujours chez Colville, il faut envisager le couple élargi à l’animal de compagnie, incarné dans sa tierce présence, voyant par ses yeux ouverts un au-delà du perceptible. Présence tutélaire, il veille : Dog in car (1999) ; Woman cutting Toenails, Dog watches (2009). Ce tableau, le dernier achevé par Colville, reprend un sujet dessiné dans les années 1950 dans la lignée des femmes à leur toilette de Degas. Le chien protège la fragilité de ses maîtres, mais de plus, il leur prodigue son amour (Bathroom, 2004), exprime leur union par intercession. À cet égard, Living room (2000) est emblématique de la trinité paisible : Rhoda au piano, l’artiste à l’écoute, le chien couché entre eux. C’est une forme d’autoportrait frontal, fixant le visiteur, qui s’ajoute à la suite des autoreprésentations réalisées depuis 1940.
La plus saisissante autoreprésentation s’intitule Studio : nu, l’artiste debout dans son atelier, les stigmates du grand âge (en 2000, il a 80 ans), les cicatrices de ses importantes opérations chirurgicales, le déséquilibre compensé des épaules et des jambes. Il n’a gardé sur lui que sa montre, dont le cadran attire le regard. Dix ans plus tard, dans Woman with Clock, Colville tente de représenter Rhoda en train de remonter le mécanisme de l’horloge, nue elle aussi, mais de dos. Symboliquement, le cadran n’a pas d’aiguilles. Symptôme de l’impuissance humaine à remonter le temps, l’artiste ne réussira jamais à terminer ce tableau, qui est présenté inachevé. Accrochées côte à côte, ces deux œuvres de petit format, Studio et Woman with Clock, confèrent à l’exposition un point d’orgue bouleversant. La dissymétrie du corps vieilli met en évidence la précarité de l’équilibre, le danger de la chute qui, sur tous les plans – physique, moral, mental … – menace l’être. Quelques œuvres sont exemplaires à ce propos : Woman on Ramp (2006) révèle la torsion pénible qui rappelle par contraste la parfaite maîtrise de Skater et de Woman on diving board où Colville voyait « a woman completely relaxed, at peace, comfortable even though she is in a funny situation above the water. She behaves like a cat, just enjoying the pleasure of being alive in the sun ». Il s’insurgeait contre l’interprétation de maintes féministes qui faisaient alors de Rhoda une femme-objet manipulée par l’artiste, helpless victim mise en danger comme dans Woman with Revolver (1987). « She is in perfect control of the situation. The actual gun is called “ Body Guard” ».
Des images post-traumatiques
La nécessité de se préserver, de se protéger prouve l’existence du danger dont Colville a une conscience aiguë, conscience de la fragilité de la vie, de la paix, de la civilisation qui peuvent basculer d’un instant à l’autre dans la tragédie et la barbarie. « I see life as inherently dangerous, I have an essential dark view of the world affairs.2 » Il a acquis cette connaissance à son corps défendant pendant la guerre, où il fut peintre des armées à partir de 1942. Il a vu les atrocités, les yeux ouverts d’un soldat mort, les yeux tous baissés des fantassins marchant en file indienne infinie sur les polders de Hollande (1946), les orbites vides des cadavres squelettiques disloqués du camp de Bergen-Belsen. Comment ne pas penser que son rapport si particulier au regard provient de cette expérience traumatisante, indissociable de sa fonction d’artiste visuel ? S’il peint rarement les yeux humains, il multiplie les modalités de leur non-représentation : yeux coupés, baissés, occultés, délégués, redoublés, aveugles… Freud soutient que « l’inquiétante étrangeté », qui caractérise l’œuvre de E.T.A. Hoffmann, est inhérente à l’idée d’être privé des yeux. Il en va de même de l’apparent réalisme des œuvres de Colville. Cette peur suscite le thème du double que l’on trouve évidemment dans le couple, exemplairement illustré sur le bateau Vers l’Île du Prince-Édouard (1965), ou par la scène fondatrice de la gare, sublimée dans le tableau final Soldier and Girl de 1953. « Primitivement, le double était une assurance contre la destruction du Moi, un énergique démenti de la puissance de la mort3. » Le thème du double se trouve modulé dans l’image du miroir, l’ombre portée (si souvent absente de l’univers colvillien), les génies tutélaires si nombreux au contraire grâce aux animaux mis en duos dans les titres, à l’égal des personnes : Dog and Groom, Dog and Priest, Woman and Terrier, Dog and Cat, Terrier and Crow…
Le thème du train, symbolique de la séparation, est indissociable de l’angoisse de mort engendrée par la guerre. La collision appréhendée entre le cheval noir au galop sur le chemin de fer et la locomotive à l’œil de cyclope (Horse and Train, 1954) constitue sans doute l’image la plus forte de Colville. La scène a pour cadre réel Aulac, près de Sackville, où la voie ferrée traverse les marais de Tantramar qui lui rappellent le plat pays de Hollande traversé pendant la guerre. La source littéraire qu’il cite sur une esquisse du tableau, soit deux vers du poète sud-africain Roy Campbell, renvoie également à l’expérience traumatisante de la guerre : « Against a regiment I oppose a brain/And a dark horse against an armoured train », un cheval noir contre un train blindé. Ce que nous, témoins impuissants, ressentons devant cette image de cauchemar, c’est l’imminence de la collision : le cheval en effet (et ses avatars mécaniques) incarne le destin dans les mythologies et les archétypes. Sur leurs fondations enfouies, crypte de l’imaginaire, en puisant dans sa vaste culture livresque et filmique, Colville a construit intellectuellement comme une épure géométrique son univers unique. « If I were to have another life, I would want to be a psychiatrist. » Mais quand la collision a eu lieu, quand le drame réel est là, l’anxiété n’a plus sa raison d’être, et les œuvres de la fin se montrent plus réalistes, dénuées de leur étrangeté.
(1) Et les autres citations : entretien avec Alex Colville, 26 juillet 1994.
(2) Catalogue, p. 24.
(3) Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse appliquée, Idées/NRF, Gallimard, 1993, p. 184-185.
ALEX COLVILLE
Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto
Du 23 août 2014 au 4 janvier 2015
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 24 avril au 7 septembre 2015