André Du Bois. Une cartographie de la perte
« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte ; des Animaux et des Mendiants les habitent. » – Jorge Luis Borges1
Le futur emplacement du théâtre le Diamant, place D’Youville, à Québec, est un endroit splendide. La lumière des fenêtres, la hauteur des plafonds, mais aussi le délabrement des murs de brique et de bois participent à sa beauté singulière. Avant que cet espace abandonné soit transformé, André Du Bois l’a choisi comme lieu de résidence. Dans ce lieu en transition, l’artiste voulait réaliser un immense dessin. Son but : cartographier l’espace, en prendre la mesure. Sur des surfaces planes, l’artiste a dès lors couché l’empreinte du site. Reconnu comme sculpteur, André Du Bois semblerait ainsi emprunter le langage de la peinture. Les cartographes n’étaient-ils pas peintres de métier ? Pourtant, l’artiste avoue lui-même être mauvais peintre… L’aspect bidimensionnel de son travail par l’usage du papier et de la peinture suffit-il à qualifier son œuvre de picturale ?
Dans chaque pièce, André Du Bois a disposé des feuilles de papier kraft d’un mètre carré chacune ; il les a peintes en noir. Bien sûr, le papier qu’il a utilisé a ondulé sous l’effet de la peinture. Les surfaces sont donc marquées par le relief. Mais un tout autre indice est laissé par le sculpteur : un petit tableau accroché au mur. À l’endos du papier, le cadre qui lui sert de support ressemble à la maquette d’un lieu, à une cartographie en trois dimensions. Tel un théâtre miniature. De la même manière, dans l’ensemble de son œuvre intitulée Quelques petits théâtres d’infortune – La scène, l’aspect sculptural est à découvrir…
La carte, par rapport au lieu qu’elle décrit, se définit comme un objet à fois identique et autre. Elle traduit la réalité, mais suivant une dimension différente et un langage abstrait où toute expérience sensible est soustraite. Or, André Du Bois cherche à annuler cette distance de la représentation cartographique. Contrairement au géomètre qui mesure l’espace de façon très mathématique, l’artiste s’efforce d’en transcrire l’atmosphère, d’en saisir l’essence. Son travail serait ainsi une habitation plutôt qu’une représentation : celle où le contexte de l’œuvre s’entremêle avec le contenu. Par le truchement d’une démarche topographique, l’idée de l’artiste était de faire correspondre son intervention à la réalité du lieu. C’est pourquoi, il réalise ici l’idée d’une carte à l’échelle 1/1 déjà envisagée par des écrivains tels qu’Umberto Eco ou Jorge Luis Borges. Dans son livre Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, le poète Borges évoque le rêve d’établir une carte au même format qu’un paysage pour coïncider exactement avec la réalité. Par cette utopie, est exprimé le désir pour l’homme de se saisir de l’espace et de tout représenter ; de créer un immense simulacre pour y figer le temps.
L’idée de cette échelle démesurée permet donc à André Du Bois de rapprocher la cartographie du réel. Mais c’est aussi en intégrant des éléments du lieu que l’artiste réussit à créer un véritable dialogue entre son travail et l’espace. Sur le papier kraft, en effet, André Du Bois a apposé de la poussière provenant du lieu même. Celle-ci semble être tombée d’elle-même du plafond ; il l’a en fait recueillie dans de grandes enveloppes de papier, telles des couches de cendres sur un linceul noir. Avec une remarquable économie de moyens et de matériaux, l’artiste a donc cherché à se rapprocher au plus près de l’idée d’abandon qui émane du lieu. Son travail souligne le passé révolu, ainsi que l’idée de perte et d’absence, tandis que la friabilité des immenses feuilles noires rappelle la précarité du vivant. De cet édifice menacé de disparaître, André Du Bois rassemble les débris et porte une attention aigüe à chaque événement, si modeste soit-il. À certains endroits, l’artiste a ainsi brossé le plancher pour dévoiler un peu plus ses plaies, son histoire. Si les matériaux et les gestes de l’artiste semblent simples, c’est pour mieux parler de la vie, dans sa vérité nue, dans un dépouillement qui transporte le spectateur vers une pensée plus profonde.
Toute l’intervention de l’artiste se passe au sol. Pour mieux en apprécier chaque détail, André Du Bois a disposé trois petits bancs de bois proches du plancher. Le spectateur y est invité à abandonner de sa hauteur pour mieux observer ce qui, littéralement, est terre à terre et, ainsi, regarder, avec modestie, le lieu si sublime. C’est en effet à ce moment que le spectateur est le mieux à même de contempler la verticalité des murs. Le travail d’André Du Bois met l’accent sur l’espace réel, il le pointe. En maintenant son intervention au sol, il met en exergue la différence entre la verticalité de l’architecture et l’horizontalité des cartes, entre la lumière transcendante qui pénètre par les fenêtres et l’imperfection des carrés noirs. L’expérience est saisissante. Le travail d’André Du Bois servirait ainsi davantage d’indicateur que de symbole. En disséminant les cartes dans les différentes pièces, André Du Bois trace d’ailleurs un itinéraire. Il offre au spectateur un trajet par lequel il entrevoit différentes perspectives.
Lors de sa déambulation, le visiteur est amené à découvrir d’autres éléments laissés par l’artiste. Dans un des recoins, par exemple, se dresse notamment un petit dôme de poussière. À l’instar d’une pyramide qui évoquerait l’élévation et l’ascension spirituelle vers laquelle tend l’art. À l’image aussi d’un tas de cendres qui décrirait la perte et ce qui reste de cette perte, peut-être le souvenir. Mais les matériaux choisis par l’artiste attestent également la précarité de sa tâche. Si la quête vers ce qui est sublime et indicible est incommensurable, l’œuvre d’art n’en serait que la démonstration misérable. Pourtant, ce qui nous est invisible a besoin de la matière pour être deviné. Là encore, l’œuvre d’André Du Bois constitue un index.
Dans la continuité des cartes de papier, sont également disposés trois miroirs d’eau construits par l’artiste. Les fonds de ces bassins sont eux aussi peints en noir. En se penchant au-dessus d’eux, le spectateur découvre le reflet des trois fenêtres qui leur font face. De ces miroirs posés au sol « résonne » alors la lumière, la beauté du lieu. La frontière entre ce qui évoque la transcendance et ce qui représente l’immanence est donc ici révoquée. Le visible et l’invisible cohabitent dans ces carrés noirs. Ils se font l’écho l’un de l’autre. André Du Bois établit un dialogue entre l’espace de son intervention et celui de l’architecture. Si la verticalité classique de la sculpture est abandonnée, c’est pour utiliser le lieu comme troisième dimension et jouer avec les formes contraires.
C’est probablement dans l’alignement des carrés sombres que l’aspect sublime de l’œuvre se révèlerait le plus. En effet, l’artiste a placé les feuilles de papier et les miroirs de façon à ce que l’imagination du spectateur puisse les prolonger jusqu’au-delà des murs mêmes, telle une colonne sans fin jetée à terre. Entre chaque carré, l’artiste a laissé un espace vide, où le silence demeure. Où perdure l’équilibre entre la présence et l’absence. Si la disposition de ces éléments évoque l’infini, ils ne se dirigent cependant pas vers le ciel, mais restent posés au sol. André Du Bois traduit l’aspiration à ce qui est sublime au moyen de ce qui est terre à terre. Il montre que la transcendance est partout, même dans ce qui semble le plus infime.
(1) Jorge Luis Borges, Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, Le Rocher, 1951, Union générale d’éditions, Paris, p. 129-130.
ANDRÉ DU BOIS QUELQUES PETITS THÉÂTRES D’INFORTUNE – LA SCÈNE
Le Diamant, Québec
Les 18,19, 21 avril et du 24 au 28 avril 2014