Au nord du nord
Le « Oh » du titre de l’exposition Oh, Canada est une exclamation qui marque la surprise, la joie, le plaisir. Cet étonnement traduit l’admiration qui s’est emparée de la commissaire Denise Markonish devant les créations artistiques canadiennes actuelles.
Denise Markonish avoue candidement qu’elle ne connaissait à peu près rien au sujet des artistes canadiens avant de consacrer quatre ans à rencontrer des artistes dans leur atelier, à visiter des centres d’art, des musées, des galeries d’un bout à l’autre du pays, « the second largest in the world ». Elle a été éblouie de constater combien ces artistes sont nombreux et surtout ingénieux, percutants, drôles… Bref, que leurs productions sont d’une puissance, d’une profondeur et d’une habileté égales et souvent supérieures – « Oh ! Oh ! » – à celles d’artistes exerçant leur art ailleurs dans le monde et jouissant d’une notoriété internationale…
Quel ne fut pas mon propre émerveillement de constater que dans une agglomération comme North Adams (tellement petite qu’on a du mal à la repérer sur une carte routière de la Nouvelle-Angleterre), un vendredi ordinaire en début d’après-midi, plus d’un millier de visiteurs arpentaient les salles du musée qui, bien que situé dans une localité sans attrait particulier et, de plus, éloignée des centres urbains importants, ne se nomme pas moins Massachusetts Museum of Contemporary Art ! Plus communément : MASS MoCA. Installé dans une vaste usine désaffectée, en bordure de la voie ferrée, il ne paye pas de mine, ce musée, avec son revêtement de briques rouges et ses fenêtres à petits carreaux. Ouvert depuis un peu plus de dix ans, il ne désemplit pas. Et alors, tout en déambulant dans ses salles, quelle agréable musique à mes oreilles que d’entendre des visiteurs s’esclaffer de temps en temps devant une œuvre : « Oh ! OOOOH Canada ! » Irrépressible manifestation de plaisir ! ! !
Prudente, Denise Markonish a non seulement pris soin de consulter de nombreux spécialistes de l’art contemporain tout au long de son périple dans les provinces et les territoires qui forment le Canada mais, de plus, elle a eu la bonne idée de les associer à la rédaction du catalogue (voir encadré). Au final, elle revendique seule les choix qu’elle a effectués. « This is my Canada », déclare-t-elle.
My Canada ? Soit. Mais dans ce cas, il faut admettre qu’il se déploie en plusieurs versions ou qu’il s’affuble de nombreuses vêtures. Plutôt que de proposer une exposition qui présenterait les artistes par région, ou encore selon leur degré de maturité par tranches chronologiques, ou encore selon leur affiliation à un genre esthétique (figuration, installation, abstraction, etc.), elle a opté pour un découpage par thèmes représentatifs de la réalité telle que l’appréhendent les artistes qu’elle a croisés et dont elle a retenu une ou plusieurs œuvres : le paysage (et, par extension, l’espace), la virtuosité, l’humour, l’identité, le conceptualisme, le surréalisme, le readymade, l’accumulation. Encore le traitement de ces thèmes devait-il passer par un prisme. La commissaire a opté pour l’autodérision (Self-deprecating), car c’est un aspect du comportement des Canadiens, qu’ils soient artistes ou non, (en marge d’autres qualités intrinsèques comme la politesse ou la non-violence) qui a semblé assez dominant aux yeux de Denise Markonish. Et là, nouvelle surprise : les artistes québécois ne se distinguent pas des artistes du reste du Canada. En effet, issus d’une nation minoritaire au sein du grand ensemble qu’est le Canada, comme la plupart des artistes appartenant à des petites nations, les artistes québécois ont l’habitude de se moquer d’eux-mêmes et de se réfugier dans un art ludique (surtout du type parodique ou de l’ordre de la satire). Or, c’est une posture semblable qu’adoptent aussi leurs collègues canadiens qui, au milieu d’une population limitée à 35 millions d’habitants, se sentent « petits » par rapport aux 350 millions d’Américains. Le résultat, c’est que les œuvres regroupées sous le titre de Oh, Canada font souvent sourire et parfois éclater de rire les visiteurs qui clament à haute voix leurs appréciations : « Amazing ! » « Funny ! » « Crazy ! ». Ils sont séduits et conquis.
Voici donc les rieurs charmés. Rien de plus facile alors que de dégonfler les préjugés et les clichés dont ils étaient sans doute chargés avant d’entrer dans le musée : le Canada pays de forêts et d’animaux sauvages, le Canada plat pays glacial aux vastes espaces désertiques, les Canadiens gens plutôt introvertis et ennuyeux isolés dans leurs cabanes ou leurs igloos… Certains artistes « forcent » ces images stéréotypées en proposant des œuvres où pointe une ironie radicale. Tel est le cas de John Will (Alberta), dont la murale Nothing reproduit les noms des 72 artistes sélectionnés, contredisant évidemment l’idée que les artistes canadiens n’existent pas. D’autres œuvres sont empreintes d’une fantaisie poétique : Widow, ours à la fourrure de fleurs de Janice Wright Cheney (Nouveau-Brunswick), Finding Yourself in Someone Else’s Utopia, igloo en forme de dôme géodésique aux armatures de porcelaine de David R. Harper (Nouvelle-Écosse). C’est un peu le même esprit, mais exprimé sur un mode plus grave, que le visiteur découvre devant les paysages abstraits composés de rectangles monochromes de Wanda Koop (Manitoba) qui obligent l’observateur à lever la tête pour concevoir combien le pays est « loin à se perdre », ou encore devant Arctic Landscape Fuelled by Memory (acrylique sur toile), paysages d’icebergs gris et austères de Douglas Coupland (Colombie-Britannique) ou, sur un ton proche de la caricature et du sarcasme, Iiniiwahkiimah, qui représente un bison enduit de pétrole peint au vinyle noir par Terrance Houle (Alberta).
Dans un registre résolument conceptuel, Micah Lexier (Ontario), sous le titre I Am The Coin (2010), propose d’impressionnantes murales composées de pièces de monnaie argentées offrant ainsi une perspective critique de la notion de paysage, et surtout de son exploitation.
Naturellement, la question de l’identité est omniprésente dans l’exposition. Denise Markonish a accordé une place importante aux artistes des Premières Nations. La sobriété confère sa force symbolique intense à l’installation Eagle Drum de Rebecca Belmore (Colombie-Britannique), où un aigle (projection vidéo) manifeste sa noblesse en émergeant d’un baril de pétrole. Plus corrosif, Kent Monkman (Ontario) remet en cause l’acte civilisateur des colonisateurs blancs dans des mises en scène (Two Kindred Spirits, 2012) d’une fausse naïveté désarmante. Sur un mode plus joyeux, BGL (Québec) stigmatise dans une installation constituée de drapeaux et de beaucoup de barrières métalliques (Canada de Fantaisie, 2012) la surprotection par les autorités américaines des frontières séparant les États-Unis du Canada.
Mais c’est un pays urbanisé qu’évoquent les œuvres où les artistes s’approprient les objets tout faits (readymade) pour les détourner de leur fonction, comme Michel de Broin (Québec) qui construit un bunker avec des tables de pique-nique, ou pour les accumuler comme Diane Landry (Québec) qui fait tourner sous des jets de lumière des bouteilles de plastique (Knight of Infinite Resignation, 2009).
Que l’on ne se méprenne pas, l’exposition Oh, Canada ne propose pas un survol ou un panorama de l’art actuel au Canada. Elle est conçue pour un public étranger, en l’occurrence américain. Elle montre d’une manière à la fois simple et sophistiquée que le Canada compte des artistes qui ont quelque chose à dire et qu’en plus ils ont de l’esprit ! Wow Canada !