Badr El Hammami
Par delà les frontières
La notion d’être chez soi peut être bien ambiguë pour un être qui a quitté son pays natal. Partir suppose une rupture, une perte des repères. Or, l’exil fait partie de l’histoire de bien des individus aujourd’hui. C’est le cas de l’artiste Badr El Hammami, originaire du Maroc et résidant aujourd’hui en France. En 2013, après dix ans d’absence, cet artiste a été invité dans son pays d’origine par le centre d’artistes marocain L’appartement 22 pour y réaliser un projet d’art visuel. En retournant au Maghreb, ses sentiments ressemblaient alors à ceux du poète palestinien cité ci-contre. Mais comment réussir à exprimer cette distance ressentie et, surtout, de quelle manière tisser à nouveau un lien réel avec sa terre d’origine ? Comment finalement annuler, par l’œuvre d’art, l’idée de frontière ?
Présentée au centre d’artistes L’Œil de Poisson, la vidéo Mémoire #2 fait partie des projets menés par l’artiste lors de ce séjour au Maroc. Il s’agissait pour Badr El Hammami de réaliser une œuvre à partir de son intervention dans son ancienne école à Al-Hoceima, située dans le nord du pays. L’artiste a offert aux élèves de cette école une formation à la réalisation de films d’animation. Au terme de ce travail, il leur a demandé de poser pour le tournage d’une vidéo. L’ensemble de ce procédé, qui relève de l’échange, a permis à l’artiste d’enrôler dans son projet les sujets de cette vidéo. Bien loin de porter un regard extérieur et étranger sur ces enfants, son œuvre témoigne d’une rencontre, d’une histoire.
Pour cette vidéo, intitulée Mémoire #2, Badr El Hammami s’est inspiré de l’esthétique des photos de classe. L’artiste a demandé aux élèves de se placer dans la cour de l’école devant la caméra et de tenir dans leurs mains un petit miroir. Les enfants devaient ensuite bouger lentement leurs mains et orienter de temps en temps la lumière reflétée sur les miroirs vers la caméra. L’artiste a ensuite ralenti au maximum le montage vidéo en noir et blanc, qui se rapproche dès lors de la photographie. Ce n’est donc qu’en observant longuement le film que le spectateur peut prendre conscience du mouvement des enfants. L’artiste établit ainsi un contraste très fort entre l’illusion de fixité de l’image, le sentiment nostalgique qui émane du traitement noir et blanc et la disposition presque aléatoire des enfants, leurs expressions diverses et leurs jeux.
Tour à tour, les miroirs renvoient des éclairs de lumière sur la bande vidéo. Mais du fait de la lenteur du montage, ces éblouissements laissent apparaître lentement des zones blanches qui viennent inonder l’image des enfants. Successivement, les protagonistes de la vidéo disparaissent puis réapparaissent. Avec Mémoire #2, Badr El Hammami aborde, avec poésie, l’idée du souvenir. Une simple photographie peut en effet rappeler tout un instant de vie. Mais ces images laissent aussi des zones d’ombre, d’oubli et d’absence. Or, dans cette vidéo, ces zones d’ombre sont le reflet du soleil et semblent ainsi porter le spectateur à regarder ailleurs, vers un langage purement poétique.
Après ce projet, Badr El Hammami s’est dirigé vers Rabat, la capitale. Au cours de ses déambulations dans la ville, l’artiste a cherché à y établir des repères possibles. Sa démarche l’a alors amené à rencontrer des marchands ambulants, venus du Sénégal. Pour la plupart en transit vers l’Europe, vivant d’un emploi éphémère, ces individus semblaient, comme l’artiste lui-même, ne plus avoir d’appartenance à un lieu fixe. Il en a fait un sujet de photographie. Il a ainsi inscrit ces individus sans attaches dans un espace artistique. Badr El Hammami a d’abord pris des clichés de ces hommes sur leur lieu de travail. Par la suite, l’artiste les a retrouvés dans la ville et leur a offert le portrait grand format qu’il avait pris d’eux. Il les a photographiés à nouveau, en leur demandant de tenir dans leurs mains la première photographie. En retour, il a reçu de petits objets vendus par les marchands. Par le jeu de mise en abyme de l’image sur l’image réalisée, l’artiste rappelle sa rencontre avec ces individus mais, plus encore, tout comme avec les enfants de l’école, cet échange se définit comme un acte d’amitié. Au-delà de la question des frontières, du vocabulaire de la clandestinité et de la discrimination, le travail de l’artiste évoque la primauté des liens créés par les rencontres humaines. Et si les frontières empêchent les individus de se déplacer facilement, les œuvres d’art de Badr El Hammami, elles, rassemblées sous forme d’exposition, circulent librement à travers le monde.
Badr El Hammami Mémoire #2
L’Œil de Poisson, Québec
Du 27 mars au 26 avril 2015