Considérées une à une, les œuvres qui composent la Biennale de Montréal 2016 relèvent d’une excellente facture et sont porteuses de propos subtils, engagés et, pour le moins, attachants. N’est-ce pas l’essentiel ? Certes. Cependant, leur abondance même et leur disparité soulèvent un sentiment d’éparpillement que prolonge l’impression qu’elles se valent toutes au point de les niveler uniformément. Il n’y a pas le moindre « dérapage » comme l’aurait espéré Philippe Pirotte, le commissaire de la Biennale. Pas de violents contrastes, pas de confrontations ni esthétiques ni idéologiques. La Biennale pécherait-elle par excès de sagesse ? Il faut bien avouer qu’aucune œuvre n’outrage les bonnes mœurs, qu’aucune ne soutient un régime politique haïssable, qu’aucune n’affiche une maladresse déconcertante ; au contraire, leur virtuosité est souvent remarquable. Il s’agit d’une véritable prouesse sur tous les plans : technique, financier, intellectuel, artistique (voir hors-texte).

Il est acquis que les efforts déployés pour organiser la Biennale de Montréal 2016 auront été considérables. Mais alors pourquoi l’événement est-il resté à peu près invisible et muet pour la plupart des Montréalais ? Faute de moyens de communication efficaces, le grand public est le grand absent de la Biennale. Le grand perdant, en vérité. Il ne sert à rien de réunir des œuvres d’artistes de grande envergure si les conditions pour y donner accès ne sont pas simultanément mobilisées. Dans les rues, pas plus que dans les édifices où avaient lieu les expositions, l’absence de signalisation claire (flèches, banderoles…) ne permettait pas d’identifier les activités reliées à la Biennale.

L’absence délibérée d’un thème rassembleur, voire provocateur ou polémique, n’a guère favorisé la surgie de l’étincelle susceptible d’éveiller un peu l’intérêt pour un événement dont l’am­bition est au minimum de « faire de Montréal une plaque tournante internationale pour l’art contemporain », si l’on se fie aux propos les plus modérés de Sylvie Fortin, la directrice générale et artistique. Il est vrai, en revanche, que l’absence d’une orientation thématique définie permettait d’introduire les pièces les plus variées, sans avoir à justifier le moindre lien, sauf avec celui, très métaphorique, du Grand Balcon.

Métaphore non justifiée

Le Balcon : là encore, il s’agit d’un choix malheureux. Peu de gens, en effet, connaissent la pièce de Jean Genet. Placer une Biennale dotée d’enjeux si importants sous la chape d’une référence culturelle non partagée par le public exposait ceux qui ont retenu cette option à n’obtenir pour toute réponse qu’une totale indifférence. Même considéré au deuxième degré, c’est-à-dire sous le couvert de la dénonciation de l’imposture des pouvoirs religieux, politiques et militaires qui oppriment le monde actuel, le huis clos de la maison de rendez-vous, au cœur de la pièce de Jean Genet, était difficilement transposable aux situations évoquées dans la plupart des œuvres proposées. Quelques-unes d’entre elles (deux ? trois ?), toutefois, il faut le reconnaître, s’y prêtaient.

Et puis, l’absence d’un catalogue ou de documents explicatifs clairs et stimulants, ou simplement de fiches de renseignements accessibles sur le site web de la Biennale (reproductions des œuvres avec une légende), ces « mesures non orthodoxes » considérées sans doute comme des « innovations » valent d’être qualifiées pour ce qu’elles sont : des lacunes.

À parcourir le cahier intitulé « Programme », les visiteurs ont pu remarquer que des visites guidées étaient disponibles. Encore faut-il en respecter les horaires. Or, les visiteurs ne devraient pas avoir à se soumettre à de telles contraintes, c’est aux organisateurs de s’adapter au flux de l’achalandage. Certes, il n’y a pas eu foule.

Centre névralgique de la Biennale de Montréal 2016, le Musée d’art contemporain regroupait les œuvres de 37 des artistes sur les 55 sélectionnés. Dès le hall, Sphinx, statue d’un homme nu aux formes et aux proportions anatomiques comparables à celles des chefs-d’œuvre de l’Antiquité grecque, se dresse du haut de son socle. Son sculpteur, Luis Jacob, ne lui a pas fait de tête. Alors, il a placé ses doigts, pouces et index des deux mains, dans la position d’un cadrage, (comme le ferait un cinéaste ou un photographe) en guise d’interrogation adressée au visiteur.

À l’étage, 27 monotypes de Nicole Enseinman (États-Unis) forment un mur de portraits (des têtes sans corps) où l’on peut imaginer, en écho au Sphinx sans tête, la question qu’il s’était abstenu de poser : vous reconnaissez-vous ? Un tel rapprochement, donné ici par jeu, est purement spéculatif et n’a évidemment rien d’obligatoire.

Les œuvres qui se succèdent ne sont pas disposées en fonction d’un circuit logique ; elles répondent simplement au souci d’être adéquatement installées. Le visiteur est libre de circuler de l’une à l’autre à sa guise. Il peut établir les rapports et les liens entre elles tels qu’ils lui viennent à l’esprit. Tout comme il peut les observer séparément. Cependant, quelqu’un qui ignorerait qu’il s’agit d’une Biennale considérerait leur agencement comme celui d’une grosse exposition d’œuvres indépendantes les unes des autres.

L’absence, l’absent

Un peu plus loin, un vaste îlot rassemble des sculptures de Valérie Blass (Montréal). L’artiste est maintenant bien connue. Elle propose une série de montages qui ont la particularité de souligner le manque ou, si l’on préfère, la présence- absente. Dans Pantalon d’homme, (2016), seul le pantalon, dans sa posture un peu provocante, trahit la vitalité de celle ou de celui qui d’habitude l’enfile, mais qui n’est pas là. Il revient au spectateur (voyeur ?) de reconstituer la comédie ou le drame dont l’artiste n’offre qu’un indice.

Plus graves, et surtout plus tragiques, les dessins de David Gheron Tretiakoff (France / Belgique), tracés avec des cigarettes dont le bout allumé perce le papier, extirpent à leur manière la mémoire (la présence-absente) des quatre martyrs qui se sont immolés, déclenchant par leur sacrifice les révolutions du printemps arabe.

Le sketch The Slapper and the Cap of invisibility, vidéo de Hassan Khan (Égypte), égrène sur le mode de la comédie burlesque les conditions pour devenir invisible et pour jouir des pouvoirs que confère une telle métamorphose : un joli jeu de dupes. Plus sérieux, Prelude to AKA Jihadi d’Éric Baudelaire (France) est un road movie où la caméra montre le paysage que traverse Nabil au volant d’une voiture pour se rendre en Syrie ; le film ne donne aucune indication sur les motivations et les intentions de ce personnage que l’on ne voit jamais. Enfin, la suite Doha 1, Doha 2 et Doha 3, trois tableaux de Luc Tuymans (Belgique), présente les salles vides de la galerie Al Riwaq au Qatar. Une fois de plus, il s’agit de la mise en scène de lieux désertés que hantent des personnages absents. D’autres œuvres de la Biennale pourraient soutenir cette ligne directrice. Inutile ici d’ajouter d’autres exemples. Si bien que ce n’est pas tant la pièce de théâtre Le Balcon de Genet qui aurait été la métaphore la plus appropriée pour accompagner la Biennale, mais probablement le roman La Disparition de Georges Pérec !

Un projet à transformer

Au terme de sa 2e édition, selon la formule inaugurée en 2014, la Biennale de Montréal 2016 apparaît comme un événement qui exige d’être perfectionné. En premier lieu, il est impératif que sa conception tienne compte de publics élargis. Le rayonnement à l’étranger est tributaire du succès local. Pour le moment, les responsables ont clairement établi qu’ils sont compétents pour monter des expositions et des activités périphériques acceptables. Ils se montrent, en revanche, peu aguerris pour organiser une véritable fête dont les personnages principaux seraient Montréal et les Montréalais. Un dernier point : le Musée d’art contemporain est-il le meilleur organisme pour jouer le rôle de locomotive pour propulser une telle manifestation ? 

La Biennale de Montréal 2016 Le Grand Balcon
Commissaire : Philippe Pirotte
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 19 octobre 2016 au 15 janvier 2017