Biennale nationale de sculpture contemporaine
Le nouvel esprit artistique
Sous le titre Trajectoire des sens – Art et science, la 8e Biennale nationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières prolonge la thématique Le meilleur des mondes de la précédente édition (2016). Commissariée par Émilie Granjon, l’édition de 2018 présente des réalisations où le savoir-faire traditionnel, la matière et l’objet usuel sont marqués et remodelés par l’apport des technologies numériques, notamment celles appliquées au cinétisme, à la robotique et aux effets sonores. Ce parti pris est clairement inspiré du Nouvel état d’esprit artistique instauré au début des années 70 par le sculpteur et théoricien français Nicolas Schöffer. Pour cet innovateur, le renouvellement et le dépassement dans le domaine de l’art ne pouvaient être atteints qu’à la condition de recourir aux moyens et aux matériaux issus des révolutions techniques1. Il soutenait que seul l’état dynamique qu’impose la science dans notre civilisation peut sortir l’art de la stagnation, de la saturation. L’emploi de nouveaux outils mécaniques, électroniques ou informatiques favoriserait, disait-il, l’émergence d’un art cybernétique, autorégulateur.
La fusion art / science n’est donc pas un phénomène nouveau. Des expérimentations lumineuses de Moholy-Nagy dans les années 20 aux roto- reliefs (1935) de Marcel Duchamp suivis des expérimentations de Schöffer dans les années 60 et 70 jusqu’à celles, aujourd’hui, des récentes générations d’artistes, prouvent que les liaisons entre l’art et la science ne cessent de s’intensifier et de s’élargir. Ainsi prolifèrent des œuvres qui questionnent les rapports inédits entre les individus et l’univers des sensations dans un monde où dominent la technoculture et les percées fulgurantes de l’intelligence artificielle.
Immersion, immersion
Loin de se cantonner à des publics d’initiés, l’art technologique peut autant susciter la réflexion que l’innovation, peut autant être politique que ludique comme le montrent bien certaines œuvres particulièrement réussies de la 8e BNSC. C’est le cas des réalisations de Jean-Pierre Gauthier, artiste phare au Québec. Pour son installation sonore Asservissements, l’artiste a conçu un ensemble musical à cordes entièrement mécanique et programmable. Des archets robotisés frottent des cordes métalliques émettant des sonorités cacophoniques. Le spectateur se trouve ainsi plongé au milieu d’une orchestration purement exploratoire dont les ruptures rythmiques rappellent la musique atonale contemporaine. Ce qui ressort surtout, c’est l’ingéniosité avec laquelle le sculpteur a agencé son dispositif sonore entremêlant et raccordant un vaste réseau de fils et de tubes, de microphones miniaturisés et de plateformes servant à actionner les archets. L’artiste établit donc un espace musical immersif, à la fois coordonné et aléatoire. Ainsi l’utilisation de différents outils technologiques chez Gauthier sert essentiellement à accentuer et à amplifier l’effet de l’œuvre au point d’y noyer (métaphoriquement, bien sûr) le regardeur.
La propension à élaborer des installations sonores et mécanisées se répercute également dans le montage de Martin Messier intitulé Sewing machine orchestra. L’artiste a aligné dans l’un des espaces de la Galerie d’art du Parc douze machines à coudre programmées par ordinateur dont le bruit du fonctionnement est amplifié à l’aide de haut-parleurs. Elles s’activent de manière autonome produisant des sons saccadés qui évoquent le travail manuel à la chaîne. Le tout est savamment codifié, les machines produisant une progression sonore ressemblant à une marche militaire, à la limite oppressante. D’une remarquable précision, l’œuvre se double d’une intention critique où il est facile de deviner qu’elle endosse le rôle de réflecteur métaphorique d’une société enrégimentée, policée et programmée.
Cette manifestation demeure un rendez-vous qui permet de mesurer la vitalité de la sculpture en tant que discipline autonome et polyvalente.
La vie et rien d’autre
Présentée au CIRCA art actuel à Montréal, l’œuvre de l’Américaine Nathalie Miebach, titrée The burden of every drop, est pertinente à plusieurs égards. Édifiées à partir de données se rapportant à la météorologie, à l’écologie et aux changements climatiques, ses sculptures tissées et installées dans un environnement sonore se transposent en des récits révélateurs des relations courantes de la plupart des gens au climat. L’artiste a notamment sélectionné des dérèglements climatiques et des catastrophes pour échafauder des histoires provenant à la fois d’observations scientifiques (mesures et gradients de température, de vitesses des vents et de niveaux de pression) et d’expériences vécues par des sinistrés. Son œuvre met en perspective un travail artistique qui répond à des nécessités historiques au moment même où des reculs sont enregistrés dans la lutte contre les changements climatiques. En témoigne, par exemple, la décision récente du gouvernement fédéral d’autoriser la baisse de la taxe sur le carbone des grandes compagnies pollueuses2. Il s’agit d’un non-sens, sachant que la hausse de la température associée à l’émission de CO2 met en péril à moyen terme la vie humaine elle-même; ce laxisme s’inscrit en violation flagrante des Accords de Paris agréés par le gouvernement du Canada. Voilà une œuvre engagée, lucide et brillante qui montre combien les altérations du climat mettent en cause rien de moins que la suite du monde ! D’ailleurs la relation entre l’art et le climat et sa représentation dans les arts visuels pourraient faire l’objet d’une exposition importante tant le sujet est préoccupant.
À côté d’œuvres dont les constituantes technologiques «dures» déclenchent des réactions physiques (assourdissements, éblouissements) provoquées par les stimuli qu’elles diffusent, d’autres réalisations de la Biennale se distinguent par des composantes plus organiques et plus douces. C’est le cas des productions d’artistes qui tirent parti des sciences biologiques. Ainsi se démarquent en premier lieu Annie Thibault et sa composition La chambre des cultures, déviance et survivance – Forêt et candélabre. L’artiste emploie depuis plusieurs années des cultures fongiques, des planctons et des bactéries comme matériaux artistiques. À l’occasion de la Biennale, elle a conçu des installations végétales à partir de méthodes de culture de champignons domestiques importés d’Asie. Empruntant des outils et des ressources techniques à des centres de recherche en biologie, elle propose aux visiteurs de vivre la lente évolution et la transformation de la matière vivante. Incorporées dans une série de sacs blancs contenant des céréales et des résidus de copeaux, les semences de champignons se développent suivant une lente progression. L’artiste modèle ainsi des formes inusitées s’apparentant à des stalactites ou à un énorme chandelier. L’aspect monumental des installations et des sculptures qui en résulte est saisissant.
Dans le même esprit qu’Annie Thibault, Giorgia Volpe investit le domaine végétal en créant un jardin nomade. Dans son œuvre Insurrections végétales, elle se détourne des propos technologiques agroalimentaires usuels en suscitant une forme de métissage entre le naturel et l’artificiel.
Vitalité de la sculpture contemporaine
En terminant, il convient de souligner la cohérence de la sélection des artistes et de leurs œuvres avec le thème Trajectoire des sens – Art et science de la 8e Biennale nationale de sculpture contemporaine. Cette manifestation demeure donc un rendez-vous qui permet de mesurer la vitalité de la sculpture en tant que discipline autonome et polyvalente. Elle est porteuse des idées, des valeurs, des intérêts et des inventions qui se déploient avec fermeté et rigueur sur les plans éthique, symbolique et psychologique.
(1) SCHÖFFER, Nicolas (1970). Le nouvel esprit artistique. Paris : Éditions Gonthier.
(2) C’est un même constat pour le gouvernement du Québec qui vient d’accorder aux grandes compagnies liées aux énergies fossiles, la permission de forer à l’intérieur des lacs et des rivières.
8e Biennale nationale de sculpture contemporaine
Trajectoire des sens – Art et science
Commissaire : Émilie Granjon
Biennale nationale de sculpture contemporaine, Trois-Rivières
Du 2 juin au 7 septembre 2018