Depuis 1997, la production de lettres mensuelles pour un petit nombre d’abonnés permet à Pierre Bruneau de créer, d’où il veut, des œuvres uniques qu’il expédie ailleurs dans le monde. Sans interruption depuis bientôt vingt-cinq ans, il a ainsi maintenu un rythme de création régulier, tout en s’assurant l’accès à un atelier grâce aux revenus d’abonnements. Cette correspondance se développe comme un lieu d’expérimentation en lien avec sa démarche et sa pratique artistique, sa vie privée et la société où il évolue.

L’exposition à la Maison de la culture Janine-Sutto présente chacune des années de cette correspondance, en blocs organisés en colonnes et en rangées, à la manière d’une page de calendrier. Une variation cyclique de l’éclairage plonge la salle dans l’obscurité à intervalles réguliers. Elle permet de saisir la phosphorescence, caractéristique de son travail personnel, aussi explorée dans sa pratique d’art postal. Lorsque les mesures sanitaires l’ont permis, l’artiste occupait un atelier ouvert, aménagé au centre de la salle d’exposition.

Moins connu, le volet d’art postal de son œuvre consigne une réflexion en phase avec l’évolution de son esthétique et en dresse une chronologie depuis 1997. Se succèdent les expérimentations avec le pigment phosphorescent, les recherches autour de motifs de moucharabieh, de camouflage et de barbelés, d’images issues de la pornographie utilisées pour la série Extases (2009-2011), ainsi que des explorations à partir d’ordonnancement de fenêtres, ou des transformations d’espaces au moyen d’effets lumineux. Ces pistes de réflexion autour de motifs se traduisent par des expositions à l’Artothèque de Caen (1997), à la Chapelle historique du Bon-Pasteur (1998), à la Galerie d’art de l’Université Bishop (2000), au Musée régional de Rimouski (2003), à la Galerie Christiane Chassay (2004), et plus récemment à la Biennale de sculpture de Trois Rivières (2014), au Musée d’art contemporain des Laurentides (2019), de même que par la présente exposition, toutes mentionnées dans sa production épistolaire.

Cette correspondance témoigne également des voyages de ressourcement en Inde et en Turquie qu’il a faits au cours des ans, en plus des pannes d’inspiration, des hypothèses non concluantes et des ratés de conception et de réalisation propres à toute création. En filigrane, elle renvoie aussi aux conditions de la pratique artistique à travers les changements et les réaménagements d’atelier, les projets d’exposition non retenus, la rédaction de demandes de subventions, ou les questionnements entourant l’élaboration d’un site Web. S’ajoutent des renvois explicites à des événements liés au travail de subsistance qu’occupait Pierre Bruneau dans un CLSC et son départ à la retraite, en tant qu’exemples de situations qui lui ont permis de contrer la précarité financière et l’accès limité au financement public, lot de beaucoup de ses collègues artistes.

À l’écoute de son temps, l’artiste laisse sa création en art postal l’orienter au quotidien vers les potentialités lacunaires de ce qui l’entoure.

Dans un registre plus intime, en accord avec les liens privilégiés qu’il entretient avec ses abonnés, une série d’autoportraits sporadiques donne de ses nouvelles, alors que des allusions à des fêtes de famille, aux anniversaires, aux maladies et aux décès de proches attestent sans pudeur de sa vie personnelle. La présentation de l’entièreté de cette correspondance vise, en quelque sorte, à ouvrir cette communauté de filiations limitées à un public plus ou moins identifié et à tisser ainsi un territoire d’« affinités électives » beaucoup plus vaste. Dans un article récent, Guillaume Adjutor Provost pose cet élan vers l’autre comme le propre de la création artistique et lui confère, après les philosophes Nietzsche et Sloterdijk, le pouvoir de se transformer en un amour partagé « pour une vie inconnue, lointaine et future1 », en une finalité et une destinée autres en dehors d’un sens commun hégémonique.

Dans cet esprit, les détournements ludiques d’artefacts de la vie quotidienne mis à profit dans cette correspondance de Pierre Bruneau – tels des photos-romans, des billets de loterie, des lames de rasoir, etc. – ouvrent une brèche dans leur usage convenu et nous invitent à voir ce qui nous entoure avec la même liberté. Les divers événements de l’actualité ici cités, comme la pandémie actuelle, les feux et les inondations au Québec, les attentats du Bataclan en 2015 à Paris et ceux du 11 septembre 2001 à New York, en plus des décès d’artistes connus comme David Bowie ou Jeanne Moreau, positionnent sa pratique dans un flux d’événements insaisissables de portées diverses. À l’écoute de son temps, l’artiste laisse sa création en art postal l’orienter au quotidien vers les potentialités lacunaires de ce qui l’entoure. En cela, l’exposition cartographie la place singulière qu’occupe l’art et le rôle de l’artiste dans cette constellation.

 

(1) Guillaume Adjutor Provost citant Nietzsche dans « De l’utilité des artistes », Vie des arts, n° 260 (été 2020), p. 16.


(Exposition)

POSTEZ L’ART. UNE RÉTROSPECTIVE DE 24 ANS D’ART
POSTAL DE L’ARTISTE PIERRE BRUNEAU

MAISON DE LA CULTURE JANINE-SUTTO
DU 28 JANVIER AU 1ER AVRIL 2021

Vue de l’exposition POSTEZ L’ ART de Pierre Bruneau (2020)
Courtoisie de l’artiste