Construire un mirage : L’inertie du vide par Joyce Joumaa
Dans un bâtiment en ruines, une petite plante sauvage qui a percé le plancher de béton danse dans un rai de lumière, ondulant avec le vent. À l’arrière-plan, une fenêtre sur la ville : Tripoli. Ces ruines, ce sont celles de la Foire internationale Rachid Karamé, œuvre du starchitect brésilien Oscar Niemeyer. Les pavillons ont perdu leur lustre d’antan : la végétation anarchique s’est tranquillement infiltrée entre les crevasses, les gouttes d’eau d’un climatiseur vétuste tombent du plafond dans un hall immense, complètement vide. Entre ruine et espace habité, entre passé et modernité, le complexe de la Foire internationale de Niemeyer incarne la crise qui tiraille le Liban.
Le film L’inertie du vide, de Joyce Joumaa, constitue le point focal du travail de l’artiste et commissaire émergente 2021-2022 du Centre canadien d’architecture (CCA). Ce projet s’inscrit dans la volonté qu’a l’institution d’explorer les possibilités du septième art comme outil de recherche architecturale. En effet, aux plans, aux coupes, aux élévations et aux archives traditionnellement utilisés, la vidéo ajoute des dimensions que les dessins taisent : le temps, le son, le mouvement. Et, jusqu’à un certain point, l’espace. Car si les dessins le mesurent et le représentent, ils ne peuvent en traduire la profondeur, le volume et la perspective réels. Par ses travellings et panoramiques qui donnent corps à l’expérience spatiale, le film permet ainsi de contourner le décalage persistant entre l’architecture de papier et l’architecture bâtie.
Depuis l’émergence du cinéma à la fin du XIXe siècle, les liens entre les deux disciplines se sont naturellement révélés. Comme le souligne le réalisateur Sergei M. Eisenstein, « un ensemble architectural […] est un montage du point de vue d’un spectateur en mouvement. Le montage cinématographique est aussi une manière de “lier” en un point – l’écran – des éléments variés (des fragments) d’un même phénomène filmé en plusieurs dimensions, à partir de points de vue et de côtés divers1 ». Dans L’inertie du vide, la caméra emmène le public en promenade – architecturale, certes, mais aussi historique, politique, sociale et économique. Cette perspective sur l’architecture, qui connaît plusieurs précédents, comme l’Open University dans les années 1970, pionnière dans l’enseignement de l’architecture en ligne, est de plus en plus mise en avant par la stratégie curatoriale du CCA, s’inscrivant ainsi dans la mouvance interdisciplinaire qui s’est dessinée en arts ces dernières années. Dans le film de Joumaa, le dialogue qui s’établit entre les éléments de l’exposition – écran, plan de Tripoli, coupe d’un monument, carte postale, graphique du taux de change de la livre libanaise, etc. – témoigne des nombreux outils et méthodes qui peuvent être utilisés en recherche architecturale. L’écran demeure toutefois le composant principal : c’est l’objet qui relie tous les autres et qui, par l’entremise du film, articule un récit entre eux.
Après un travelling sur des dessins techniques de la Foire, des photos en noir et blanc de la construction du site et quelques images vidéo d’archives sur un poste frontalier pendant la guerre civile, L’inertie du vide propose une série de plans des pavillons de la manifestation. En révélant ces monuments découpés sur un ciel bleu azur, ces images présentent l’architecture en tant que sculpture, tout comme se proposait de le faire le Liban à l’occasion de cet événement d’envergure. En effet, la Foire internationale du Liban à Tripoli, rebaptisée Foire internationale Rachid Karamé, avait pour objectif d’exploiter son front de mer afin de transformer la ville en pôle touristique, d’y attirer des investisseurs étrangers et de la propulser sur l’échiquier international. Le sort en aura toutefois décidé autrement : la guerre civile, qui a éclaté en 1975, a mis sur pause la construction entamée en 1964, transformant graduellement le site en ruine vivante, partiellement habitée, partiellement abandonnée. Base d’armement pendant la guerre, il est désormais accessible si l’on s’acquitte de droits d’entrée. Rania Rafei, une des personnes interviewées par Joumaa, soulève la question de la privatisation que connaît le lieu – comme bien d’autres espaces à Tripoli – et qui renforce la division entre les classes sociales. « La rue était de droit notre deuxième maison », dit-elle en se remémorant son enfance à Tripoli. Aujourd’hui, faire du jogging ou promener son chien à cet endroit n’est pas possible pour tout le monde, ce qui va à l’encontre du projet original de Niemeyer, qui avait conçu le complexe sans clôtures. Dans sa version arabe, le titre du film, Comment ne pas sombrer dans le mirage ?, évoque d’ailleurs l’apparence trompeuse du modernisme architectural, qui promettait de rallier le pays autour de l’œuvre de Niemeyer afin de renforcer son identité nationale. Hélas, la Foire Rachid Karamé est devenue le symbole de l’échec non seulement de l’urbanisme au Liban, mais aussi de l’architecture moderniste. La renommée de Niemeyer et de ses pavillons aux formes géométriques abstraites n’aura pas suffi à sortir le pays de la crise. L’inertie du vide, en effet, se veut une allégorie des bouleversements qui persistent depuis plusieurs décennies, notamment avec la guerre civile, dont le pays ne s’est pas complètement relevé. La corruption, les disparités socio-économiques et les coupures d’électricité routinières ne sont que quelques-uns des enjeux que connaît le Liban, aujourd’hui encore.
Bien que produit par le CCA dans le cadre de son programme de résidence pour commissaires émergent·e·s, L’inertie du vide n’est pas un film d’architecture à proprement parler. Dans ce documentaire, on ne retrouve ni entretiens face caméra typiques de ce genre cinématographique ni narration didactique détaillant la chronologie du lieu. En revanche, Joumaa a volontairement choisi d’accorder peu de place à Niemeyer afin de se consacrer aux utilisateurs du site, à son histoire et à son lien avec la ville. Le film est construit sur deux trames parallèles, qui dialoguent malgré tout l’une avec l’autre : les images filmées et la narration. Trois même, si l’on compte la distinction subtile entre les images du site, tournées en 16 mm, et les images de la ville, tournées en numérique. Dans tous les cas, parmi les douze interviews, la parole est ici donnée à quatre personnes qui ont un lien avec le site ou possèdent une expertise à son sujet : un économiste, une urbaniste, un photographe et une vidéaste. Leurs récits s’enchevêtrent alors que les images défilent à l’écran, sans connexion apparente avec la narration. Les liens entre ces récits croisés – audio et vidéo – se révèlent toutefois au fur et à mesure que le film progresse. Vidéaste libanaise originaire de Tripoli, Rafei explique notamment le sentiment paradoxal qu’elle ressent à l’égard de sa ville natale : entre la mélancolie figée dans un passé qui n’est plus et l’effondrement d’un futur incertain. Cette notion d’effondrement, d’ailleurs, revient à plusieurs moments du récit et concerne diverses réalités : l’effondrement de la nation libanaise, ceux, récurrents, de bâtiments à Tripoli, et celui de la monnaie nationale. Les catastrophes imprévisibles ont bien évidemment contribué à cet écroulement, mais la négligence volontaire et l’aveuglement en sont également responsables. Et pourtant, la vie continue : les enfants mangent de la barbe à papa, les familles se baignent et les pêcheurs lancent leur ligne dans le soleil couchant sur le port de Tripoli. Et alors que le ciel vire au pastel, la grande roue continue de tourner.
1 Traduction libre de l’anglais : « an architectural ensemble […] is a montage from the point of view of a moving spectator. Cinematographic montage is, too, a means to “link” in one point – the screen – various elements (fragments) of a phenomenon filmed in diverse dimensions, from diverse points of view and sides ». Voir Sergei M. Eisenstein, « El Greco y el cine (1937-1941) », dans François Alberta (dir.), Cinématisme. Peinture et cinéma, trad. Anne Zouboff (Bruxelles : Éditions complexe, 1980), p. 16-17.
(Exposition)
L’INERTIE DU VIDE JOYCE JOUMAA
CENTRE CANADIEN D’ARCHITECTURE, MONTRÉAL
DU 10 FÉVRIER AU 28 MAI 2023