Cornu copiæ de Sylvie Pilotte
La Galerie Bernard-Jean de Caraquet, petite et intimiste, accueille l’exposition Cornu copiæ de Sylvie Pilotte, fruit d’un travail mû par un immense besoin de bousculer l’ordre établi des choses. Souhaitant désincarner le monde de la surconsommation afin de trouver une issue de secours qui paraît hors de portée, l’artiste emploie une esthétique anarchique et traite ses assemblages de manière insoumise.
L’artiste décrit ainsi son exposition: « [S]ept œuvres sculpturales […] s’imposent dans l’espace par leur apparence insolite, à la fois figées et mobiles, et par leur taille à échelle humaine leur donnant valeur d’êtres. Deux acryliques sur toile de grands formats les accompagnent. » Les étranges œuvres-êtres de Cornu copiæ nous entraînent dans un parcours aux allures apocalyptiques, habité de bêtes de somme hébétées : bouches grandes ouvertes, dents serrées, sourires forcés, regards absents qui se fixent sans se voir, mains avides qui s’agrippent et corps tricotés de viande hachée, morcelés, démembrés et recomposés. Absorbée par une tâche sans fin, chacune d’elles occupe sa place le long d’un trajet à suivre jusqu’au fond de la salle où, derrière La matrice (2020) – mur suspendu composé de barquettes en polystyrène noir cordées côte à côte dans une régularité mécanique – se dissimule Filtre à pression (2018), l’œuvre à la source de l’exposition, selon les mots de l’artiste.
Plus petite que les autres, cette œuvre tourne lentement sur elle-même, suggérant la répétition, le cycle, l’engrenage, et peut-être aussi l’état d’hypnose qui cause notre aliénation collective. Autour d’une boîte en bois ouverte tel un écran de télévision sont assemblés divers objets usuels. Une femme vêtue d’un maillot de bain, souriante et décontractée, est placée devant « l’ouverture-écran » et fait la promotion de ce tout nouveau filtre à pression. Le rêve au rabais, dans lequel plonge une dame de carton, aspirée, aliénée au quotidien, et les images de visages déformés, portraits déconstruits, surgissent au fil de ce mouvement lent évoquant une inquiétante fresque familiale. Ironiquement, peut-être, c’est une photographie de Filtre à pression qui sera employée pour composer l’affiche promotionnelle de l’exposition, dans ce qui suggère une mise en abyme de l’artiste vendant sa propre œuvre.
Les matériaux utilisés, accumulés, recyclés, les magazines déchirés, triturés, les formes et les symboles fragmentés, recomposés de manière incongrue, témoignent du jeu créatif de l’artiste. En cherchant ainsi à se défaire de tout conformisme et à dépasser ses propres règles, Sylvie Pilotte semble s’amuser à se laisser surprendre – et elle nous surprend ! Chirurgienne de haute performance, elle tranche et recolle les pièces d’un casse-tête qui s’invente à mesure. Elle trace un contour clair autour de chaque élément qu’elle greffe comme une provocation. Les mots autant que les images sont soumis à son scalpel. Libérant la langue et la matière de ses codes, elle déclenche un jeu de hasard auquel elle consent avec un plaisir évident. Elle sait nous maintenir sous tension et il est difficile d’y résister. Aucune censure ne semble permise, tout est orchestré avec conviction. La légèreté et la liberté du geste artistique, conjuguées au caractère formel de l’exposition, parviennent à contrebalancer l’intensité du propos.
L’artiste travaille autour de thèmes récurrents qui nous ramènent sans détour à notre condition d’être humain désadapté, incapable de reconnaître sa propre figure et s’avalant dans un geste anxieux. Nous sommes projetés dans un monde peuplé d’êtres en déconstruction, parmi un troupeau de bêtes mutantes ne mâchant pas leurs mots, en route vers un futur incertain, au cœur de la décadence d’un royaume qui court à sa perte.
Le discours nous pénètre petit à petit dans le détail des décompositions, recomposées avec justesse et minutie. Alignés sur un fil tranchant, oscillant entre le rouge et le noir, les mots et les images s’amalgament en un long slam aux accents de slogans publicitaires, qui nous fait prendre conscience de l’absurdité de notre société de consommation :
Une tasse de jus noir
à boire debout,
La
For
tune
and the danse des canards,
Votre vie !
Is just around the corner,
Battement,
La bête sur la route
She’s
Talking
Comment
Amorcer un virage
Travailler, manger, jeter, acheter, acheter, acheter
Insoumise Sylvie Pilotte plonge tête première dans les entrailles du monde, s’y engouffre, s’agrippe à la matière et fait face à l’inéluctable Cul-de-sac, titre de l’œuvre placée au centre de l’exposition. Submergée par la surabondance et le gaspillage, l’artiste affirme sa liberté inconditionnelle et déclenche un tsunami d’où émerge Cornu copiæ.
Dans ce parcours initiatique, n’est-ce pas cette liberté qu’elle agite et qu’elle nous somme d’avoir l’audace de nous réapproprier pour brasser les règles et recréer le monde à partir de ce qu’il en reste ?
1. L’exposition sera aussi présentée à la galerie principale du Centre des arts et de la culture de Dieppe, du 1er juillet au 28 septembre 2024, et à la City Gallery, au Centre des arts Saint John, du 2 mai au 27 juin 2025.
2. Sylvie Pilotte, document de présentation de l’exposition, 2023.
(Exposition)
Cornu copiæ
Sylvie Pilotte
Galerie Bernard-Jean, Caraquet
Du 25 novembre au 15 janvier 2023