La trajectoire intellectuelle et les voyages de l’explorateur allemand Alexandre de Humboldt (1769-1859) constituent le point de départ de l’exposition Archive Alexandre de Humboldt Montréal, projet que l’artiste et réalisateur équatorien Fabiano Kueva a présenté l’automne dernier au centre d’artistes OBORO de Montréal, en partenariat avec la commissaire Emmanuelle Choquette. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les missions européennes dans le monde colonial changent de nature. L’évangélisation cède la place à l’ambition et aux discours scientifiques. Il était surtout question d’étudier la nature et les peuples vivant dans les colonies. Les voyages d’explorateurs ont ainsi contribué au développement des sciences modernes – la géographie, la botanique, l’ethnographie, etc. Humboldt a été l’un des protagonistes de cette histoire, du fait de ses écrits et surtout des collections de spécimens de plantes qu’il a amassées lors de son long voyage à travers les Amériques, mené entre 1799 et 1804 en compagnie du botaniste français Aimé Bonpland.

Décrire, comprendre, collecter, archiver, cataloguer. Ces méthodes scientifiques employées par Humboldt ont été converties par Kueva en démarche artistique. L’artiste équatorien entame en effet lui-même une longue expédition, traversant plusieurs pays dans le but de relire l’héritage humboldtien dans une perspective anticoloniale. De ce fait, il dénonce le scientisme européen, prétendument neutre, qui sert au moins depuis le XIXe siècle d’instrument de contrôle des savoirs et, par conséquent, de domination, imposée initialement au monde colonial et, plus tard, au tiers monde et au Sud global. Ce travail est ancré dans la pensée décoloniale latino-américaine, comme le montrent les nombreuses citations d’auteurs comme Enrique Dussel et Aníbal Quijano au fil des textes et des films réalisés par l’artiste. Au centre de cette tradition intellectuelle se trouve l’articulation entre modernité et colonialité, qui repose notamment sur l’idée que la violence coloniale est le moyen par lequel l’Europe est devenue « moderne ».

La démarche de Kueva est aussi minutieuse et obsessionnelle que celle de tout·e bon·ne collectionneur·euse. En effet, « c’est en cataloguant ceux qui nous cataloguent » que l’artiste entend s’attaquer à la logique de la domination. Il s’agit donc d’imiter l’explorateur, de devenir Humboldt, y compris par le déguisement, d’utiliser ses méthodes pour produire d’autres récits qui fonderaient peut-être des disciplines scientifiques sans prétention de neutralité politique ou idéologique. Kueva visite en effet les pays traversés par l’expédition Humboldt-Bonpland – notamment l’Équateur, le Pérou et le Mexique – ainsi que ceux où cette expédition a été planifiée et où se trouvent les spécimens végétaux et les manuscrits scientifiques qui en ont résulté – l’Espagne, la France et l’Allemagne. Tout au long de ce parcours, suivant l’habitude des explorateurs européens, il enregistre ses découvertes et impressions dans un « journal de bord ». Ces voyages sont également l’occasion de développer de nouvelles collections qui seront par la suite exposées lors des différentes éditions du projet Archive Alexandre de Humboldt. Ainsi, on peut y retrouver un herbier imitant celui constitué par Humboldt, ou encore des objets achetés ou fabriqués par l’artiste qui font allusion à ceux collectés par l’explorateur à travers l’Amérique.

Vue de l’exposition Archive Alexandre de Humboldt (2023), OBORO, Montréal © Fabiano Kueva. Courtoisie d’OBORO

De plus, pour Fabiano Kueva, « exposer » n’est pas seulement l’occasion de présenter des œuvres réalisées ailleurs. Au fil des villes visitées et des expositions, l’œuvre-archive se transforme en incorporant des éléments locaux. Humboldt n’est jamais venu au Québec. L’artiste et la commissaire ont cependant mené des recherches sur ses liens avec l’histoire coloniale québécoise. Le fruit de ce travail est notamment présenté dans le film Toutes les plantes du monde (2023), un essai réunissant des scènes des voyages de Kueva, autour duquel s’organise l’exposition montréalaise. Dans l’épilogue du film se trouve la lecture d’une lettre de Thomas Jefferson, ancien président des États-Unis, envoyée à Humboldt en 1813. Jefferson y fait un bref récit de la violence coloniale contre les Autochtones – qu’il jugeait justifiée –, avec une mention de Montréal et de Québec, où certains de ces groupes s’étaient réfugiés. Par ailleurs, la tenue d’un symposium, L’effet Humboldt V : alimenter le feu, au centre OBORO et à l’Université du Québec à Montréal au mois de novembre 2023 a également été importante pour l’ancrage local du projet de Kueva, en promouvant l’échange avec des chercheur·euse·s et artistes de la ville autour de questions concernant la colonialité des savoirs.

En visitant cette exposition à OBORO en présence de l’artiste, une qualité de son travail – qui n’est pas directement évoquée, ni dans l’exposition ni dans les textes de Kueva et de la commissaire – a retenu mon attention : l’humour. Cette caractéristique n’est en rien incompatible avec ses critiques éloquentes et érudites du colonialisme européen. En fait, tout est très sérieux sans pour autant que l’artiste se prenne trop au sérieux. En l’écoutant parler, j’avais surtout l’impression qu’il s’amusait en décolonisant, et décolonisait en s’amusant.

Il le fait d’abord lorsqu’il parvient à piéger le discours scientifique officiel. C’est le cas par exemple d’un spécialiste de l’œuvre de Humboldt qui, face à l’herbier créé par l’artiste, se réjouit d’être devant « l’original ». Le travail de l’Équatorien était alors exposé au Forum Humboldt de Berlin. Ce lieu « officiel » suffisait à donner de la véracité à cette collection fictive. L’enjeu est bien sûr sérieux, mais c’est également amusant pour l’artiste et pour le public complice de sa démarche.

Or, Kueva se permet de rire non seulement de la longue histoire de l’arrogance colonisatrice européenne, mais aussi des éventuels échecs des approches décoloniales. C’est notamment le cas lorsqu’il me confie que, lors de ses expositions en Amérique latine, on prend très souvent sa démarche pour une célébration des contributions de Humboldt aux sciences et aux cultures de la région. La critique acerbe devient malgré lui un éloge et renforce ainsi le discours colonial. Bref, décoloniser n’est pas chose facile. Toute démarche en ce sens est hésitante, pavée de réussites et d’échecs. Fabiano Kueva montre cependant qu’il est possible de relever ce défi avec beaucoup d’humour. En fait, le rire s’avère une arme décoloniale extraordinaire.


ARCHIVE ALEXANDRE DE HUMBOLDT MONTRÉAL
FABIANO KUEVA
COMMISSAIRE : EMMANUELLE CHOQUETTE
OBORO, MONTRÉAL
DU 11 NOVEMBRE AU 16 DÉCEMBRE 2023