Dianne Bos
Le bleu quand il tire vers le noir
Une vue du ciel, un ciel bleu noir, la silhouette découpée de faîtes d’arbres aux branches tordues, dépourvues de feuilles. Quelques formes, petites, blanchâtres et arrondies qui trouent étrangement ce ciel comme des astres multiples. Cette œuvre photographique de Dianne Bos se trouve à l’entrée de la première salle du Centre culturel canadien de Paris. Sa technique est parfaitement maîtrisée. Mais l’émotion ? S’éprouve-t-elle ? C’est toute la question que pose l’exposition de Dianne Bos sur le souvenir des soldats canadiens ayant pris part à la Première Guerre mondiale.
Adoptant une démarche résolument contemporaine qui surcharge chaque photographie de sens et de références, Dianne Bos a travaillé sous l’égide d’un poème d’Isaac Rosenberg qui donne à l’exposition son titre : The Sleeping Green. Elle dévoile donc, œuvre après œuvre, comment des lieux s’apaisent, sans que la mémoire se perde forcément. Afin d’être au plus près de son sujet, l’artiste n’a pas hésité à utiliser des appareils photographiques anciens, voire des sténopés. Elle sait en tirer parti, pour un résultat très esthétique, assez proche de la peinture, dans le sens où elle ordonne la scène, la rend expressive et s’y exprime. Au moment du développement, elle aura pris soin d’incruster sur ses photos des objets qu’elle aura rapportés de son pèlerinage européen : des cailloux, des billes, des feuilles, des fleurs… C’est sa manière d’intervenir comme un peintre, d’ajouter des signes visibles aux traces du passé.
Bleu ? Bleu noir ?
Sur la vingtaine d’œuvres exposées sur deux niveaux, plusieurs salles et la montée d’escalier, une seule installe la présence humaine au cœur du sujet. Et encore est-ce seulement une silhouette noire qui se découpe dans un ciel bleu et blanc. Une forme. Celle d’un soldat, reconnaissable à son casque et à sa cape1. Il est là, dans toute sa grandeur militaire et sa petitesse d’homme dans ce ciel quasiment métaphysique. Celui-ci est d’ailleurs décliné tout au long de l’exposition. Qu’il s’agisse de photographier les tranchées de la colline 60, tristement célèbre pour certains et oubliée par beaucoup, les cratères du Parc commémoratif terre-neuvien de Beaumont-Hamel, de Vimy ou de Spanbroekmolen, le ciel se décline. Un ciel clair. Sombre. Jaune, gris, rosé, aux nuages blancs ou noirs, prêts à cracher des tombereaux d’eau. Est-il bleu noir ? Dans Du spirituel dans l’art, Kandinsky disait que le bleu, lorsqu’il tire vers le noir « prend la consonance d’une tristesse inhumaine ». Elle est là, me semble-t-il, la contribution de la photographe-peintre pour que les soldats morts au combat ne tombent pas dans l’oubli.
L’émotion est dramatiquement palpable quand une déchirure rouillée vient zébrer la Crête de Frezenberg (2014), boueuse et triste par ses couleurs éteintes, son ciel morne. Ou que la Tourbière de cratère, colline 62 (2014) donne l’impression d’une photographie brûlée dont la rousseur traduirait l’apocalypse. Le passé resurgit comme une morsure violente pour projeter le spectateur cent ans en arrière. Mais quelquefois c’est le présent poétique qui l’emporte sur la morsure. Les Tranchées, Parc commémoratif canadien de Vimy (2014) en est le parfait exemple : une tranchée serpentine s’évanouit à l’horizon, l’herbe qui a repoussé est d’un vert lumineux dans un paysage par ailleurs noirci. Instant de grâce. Et d’étonnement, la reconnaissance, la remémoration, conduisant à un au-delà terrifiant et morbide, où s’amoncèlent rats et corps mutilés. Mais il n’y a pas pour autant de tension entre le voir du paysage actuel et celui suggéré de la Première Guerre mondiale. Pas plus qu’il n’y en a dans la série des quatre Constellations sur le trouble de l’histoire et l’ordre cosmique. Bos a surimprimé un zodiaque sur des paysages choisis, en référence à deux poèmes de Charlotte Mew qu’on peut lire un peu plus loin. Mais on peine à s’émouvoir. Par manque de traces ? D’équilibre entre traces et signes ?
À hauteur de soldat
Une fois la visite achevée, les salles traversées, les œuvres découvertes, la question de l’émotion se repose, plus crûment encore. Or, en complément et en contrepoint des réfléchies Constellations et des presque romantiques Tranchées, il y a une vision à hauteur de soldat. C’est lui, c’est nous qui courons au milieu des Coquelicots près de Ploegsteert (2014) qui éclatent de couleur dans l’herbe verdoyante et les pierres blanches qui trouent la vision. En sortant de l’exposition, la première photographie du ciel bleu noir et du faîte des arbres nus s’imprime sur la rétine comme l’ultime souvenir. La plus émouvante, selon moi. Mais quel en est le titre, au fait ? Arbres, chutes pierres, cimetière militaire allemand de Vladslo (2016). Je comprends alors que cette vue du ciel qu’offre Bos n’est possible qu’en position allongée, les yeux tournés vers le ciel. À la hauteur d’un soldat tombé au combat et dont les yeux ne voient plus rien. Cet aperçu du ciel bleu noir, c’est le sien. Elle est là, l’émotion qui nous saisit, non pas dans la photo elle-même, mais dans le point de vue. À hauteur de soldat.
(1) Brooding Soldier, Canadian Forces Memorial, St Julien (Sint Juliaan), Belgium, 2014/ Soldat en méditation, Mémorial canadien à Saint-Julien (Sint-Juliaan), Belgique, 2014, 71,8 x 72 cm.
Dianne Bos : The Sleeping Green. Un no man’s land cent ans après. No man’s land 100 years later
Centre culturel canadien, Paris
Du 3 avril au 8 septembre 2017