Intéressée par la relation d’influence entre l’architecture et les corps de la communauté qui l’investit, Élise Lafontaine aborde dans Dornach Pillars les effets du Goetheanum. Ce bâtiment mythique situé à Bâle, en Suisse, dans une commune nommée Dornach, est le siège de la Société anthroposophique, un courant spirituel complexe développé au début du XXe siècle par l’Autrichien Rudolf Steiner. Polymathe, ce dernier est également l’architecte du Goetheanum, pour lequel il s’est inspiré du monde naturel afin de traduire par l’environnement bâti l’essence de sa philosophie ésotérique. Ainsi, chaque élément de l’édifice – de son architecture à son mobilier – possède une symbolique particulière. 

Lafontaine a visité le Goetheanum, ou y a plutôt fait enquête, pour connaître l’histoire et les spécificités du lieu. Par le biais d’une démarche de recherche in situ – basée en partie sur son expérience personnelle et sensorielle –, et avec l’accompagnement de la commissaire Marie DuPasquier, originaire de Suisse, l’artiste revient sur l’implication des femmes au sein 
de ce mouvement. L’une d’entre elles l’a particulièrement interpellée : la peintre Hilma af Klint. Cette dernière a rejoint la Société anthroposophique et a visité à plusieurs reprises le Goetheanum entre 1920 et 1930. Af Klint a été nourrie – aux côtés de Maria Strakosch-Giesler et d’Edith Maryon – par les idées occultes qui puisaient dans les connaissances des sciences naturelles afin d’atteindre des états de conscience supranaturels1. Au moyen de l’abstraction, les artistes lié·e·s à cette science de l’esprit tentaient de rendre visible le monde immatériel. Pour les femmes artistes, l’anthroposophie symbolisait la possibilité de s’émanciper de l’académie des beaux-arts – qui leur enseignait à copier des œuvres plutôt qu’à innover comme leurs collègues masculins – et de participer à l’élaboration de nouvelles formes de pensée philosophique, de nouvelles formes d’art. Lafontaine s’inscrit dans la continuité de ce type d’art abstrait qui reconnaît que sa naissance repose en grande partie sur l’implication des femmes dans le mouvement spirituel. Plus encore, elle met en lumière dans son travail la dimension politique de l’engagement de ces pionnières2.

Élise Lafontaine, Jeux de fond (The Flutes) (2023)
Huile sur lin marouflé sur bois volumétrique, dimensions variables
Photo : Paul Litherland
Courtoisie du Centre d’art et de diffusion CLARK

Étendre les cariatides

L’exposition, présentée au printemps dernier dans la petite salle du Centre Clark, rend hommage à ces femmes-piliers – en art comme dans d’autres domaines – dont le travail est souvent invisible. En architecture, elles sont appelées des « cariatides ». Ces colonnes – représentant des figures féminines portant une charge sur leur tête – ont notamment été mises en avant par Agnès Varda dans le film Lesdites cariatides (1984)3. La symbolique de ces femmes-statues a inspiré Lafontaine, et leurs formes sont devenues le sujet de ses œuvres. Elle a érigé au centre de la galerie deux colonnes-peintures et les a libérées de leurs charges. Plus légères, mais toujours droites et massives, leur présence s’impose aux visiteurs et visiteuses qui doivent les prendre en considération lorsqu’ils et elles se meuvent dans l’espace, les sortant ainsi de l’oubli. Sur les toiles, les figures des cariatides sont fluides et en mouvement, invoquant une dimension charnelle. Contre le principe de gravité, elles s’élancent, la tête vers le bas ou vers le haut, comme si elles dansaient. L’effacement de la ligne d’horizon dans les peintures a pour effet de désorienter le regard. Pour reprendre les termes de l’auteure Sara Ahmed, cette désorientation phénoménologique rend les choses instables et donne l’impression que le corps est oblique ; c’est d’ailleurs lorsque le monde paraît incliné et que le corps est déstabilisé que de nouvelles perspectives s’offrent à celui-ci puisque, dans cette position, il peut percevoir ce qui lui échappe, ce qui est derrière lui4. Grâce à ces colonnes-peintures, l’artiste ouvre un espace dans lequel les corps féminins peuvent s’étendre ; les types de supports alternatifs qu’elle propose renouvellent ainsi leur rapport à un habitat qui ne leur était pas destiné.

Élise Lafontaine, Dornach Pillars (2023)
Huile sur lin marouflé sur bois volumétrique, dimensions variables
Photo : Paul Litherland
Courtoisie du Centre d’art et de diffusion CLARK

Prendre un pas de recul

Lafontaine approfondit le rôle de l’architecture du Goetheanum dans l’affirmation des valeurs de l’anthropo­sophie via la matérialité de ses œuvres. Elle arrondit les cadres des tableaux sur lesquels elle maroufle ses toiles, représentant les courbes organiques et sensuelles du lieu. En raison de leur rondeur, les piliers et les tableaux ne s’offrent jamais au regard de manière frontale ou totale. Ils conservent certaines parties secrètes. Ce caractère insaisissable est maintenu dans la sculpture Ear handle (2023), qui présente une poignée de porte, en bois, avec une serrure dont l’artiste ne nous partage pas la clé. Malgré le fait que cette porte est close à ce moment, la forme de la poignée représentant une oreille rappelle qu’une écoute est toutefois toujours possible. Cette dichotomie entre l’attractivité et l’opacité des œuvres, évoquant la protection d’un espace intime, témoigne d’une réflexion critique de la part de Lafontaine qui, malgré sa curiosité pour l’histoire de l’anthroposophie, prend ses distances par rapport à cette communauté spirituelle et aux risques de dérives sectaires. 

Dans Dornach Pillars, Lafontaine réussit à matérialiser l’influence complexe qu’exerce l’environnement bâti sur le corps. En explorant par l’abstraction les stratégies qui contrôlent les corps et, à l’inverse, en activant des procédés qui les émancipent, l’artiste crée un espace en suspens. Elle s’investit de tout son être dans sa recherche, jusqu’à ne faire qu’un avec l’architecture : « Pour autant habiter l’intérieur que l’extérieur, je me place au centre des espaces et cherche à incarner leurs frontières. Une vision du corps ouverte à l’expérience et au changement5. »


(Exposition)

Dornach Pillars
Élise Lafontaine
Commissaire : Marie DuPasquier
Centre Clark, Montréal
Du 6 avril au 6 mai 2023

1 Julia Voss, « The Traveling Hilma af Klint », dans Tracey Bashkoff (dir.), Paintings for the Future [Catalogue d’exposition] (New York : Guggenheim, 2018), p. 59.

2 Simon Grant, « Art, Spiritualism, and Theosophy », dans Christine Macel et Karolina Ziebinska-Lewandowska (dir.), Women in Abstraction [Catalogue d’exposition] (Paris : Centre Pompidou, 2021), p. 46.

3 Dans le film, Varda mentionne que ces femmes-statues représenteraient des esclaves punies à cause d’une trahison commise durant la guerre par les hommes de leur communauté.

4 Voir Sara Ahmed, Phénoménologie queer. Orientations, objets et autres, trad. par Laurence Brottier (Montréal : Les éditions de la rue Dorion, 2022).

5 Élise Lafontaine, « Peau(x) de pièce », dans Centre d’art et de diffusion CLARK, Archives, (Montréal : Centre d’art et de diffusion CLARK, 2023), p. 69.