Comment se compose l’Histoire et quelles (re)lectures peut-on en faire afin qu’elle éclaire le monde actuel et ses lendemains ? Cette dense question est l’un des fils rouges de la 59e édition de la Biennale de Venise, dont le commissariat a été confié à Cecilia Alemani, première femme italienne à occuper un tel mandat. Alemani, qui travaille à New York, est depuis 2011 directrice et commissaire en chef du programme public High Line Art. Intitulée The Milk of Dreams (Il latte dei sogni), titre emprunté à un roman de Leonora Carrington dans lequel un monde magique est constamment réinventé grâce aux pouvoirs de l’imaginaire, l’exposition principale de la Biennale propose diverses visions d’un monde en transformation.

En repensant les relations des êtres vivants à la nature et aux technologies, et en évoquant leurs possibilités de métamorphose, les œuvres semblent être les assises d’un changement en profondeur. Du moins, celles d’un optimisme envers les capacités de transformations comportementales, conceptuelles ou usuelles qui créeraient les conditions d’un avenir meilleur et moins anthropocentrique. La Biennale compte pour la première fois de sa longue histoire un plus grand nombre d’artistes femmes et non binaires que d’hommes et plusieurs proviennent de l’extérieur de l’Europe et de communautés autochtones dans une volonté de décentralisation. L’immense travail de prospection de la commissaire nous fait donc voir, souvent pour la première fois dans une manifestation internationale, une grande diversité de pratiques allant de techniques plus traditionnelles aux nouvelles technologies qui abordent et souvent repensent les modes de coexistence entre les diverses formes du vivant. L’exposition principale, qui se déploie comme d’habitude dans les deux pavillons centraux de l’Arsenal et des Giardini, se compose aussi de cinq capsules temporelles thématiques. Celles-ci, identifiées visuellement par des murs colorés, réunissent œuvres, documents et objets (à partir du XIXe siècle) présentant le travail de femmes artistes marginalisées à leur époque afin de créer des liens avec les œuvres contemporaines. Des récits transhistoriques sont ainsi activés, révélant des affinités entre les périodes et les générations, mais aussi entre les sensibilités, qui nous permettent de porter un regard sur le présent dirigé par une continuité historique multidimensionnelle.

Vue de l'exposition 2011 ≠ 1848 de Stan Douglas
Vue de l’exposition 2011 ≠ 1848 de Stan Douglas (avril-novembre 2022). Au pavillon du Canada dans le cadre de la 59e Exposition internationale d’art — La Biennale di Venezia. Photo : Jack Hems. Avec la permission de l’artiste du Musée des beaux-arts du Canada, et de Victoria Miro et David Zwirner

Selon Douglas, ces mouvements ont lentement pris forme au fil des années les précédant à force de désillusions culminant avec la crise de 2008. En comparant ces événements d’un passé récent – dont on ne connaît pas encore toutes les répercussions – à la révolte populaire européenne de 1848, l’artiste se questionne sur ce qui fait l’histoire.

C’est également avec une approche transhistorique que Stan Douglas, qui représente le Canada avec un commissariat de Reid Shier, met en lumière les résonances entre de grands bouleversements mondiaux. Avec 2011 1848, l’artiste de Vancouver fictionnalise des événements historiques dans des photographies et une installation vidéo à deux canaux. Pour la première fois, le Canada investit deux lieux d’exposition ; outre le traditionnel pavillon, on retrouve le travail de Douglas au Magazzini del Sale nº 5 situé dans le Dorsoduro. L’architecture du pavillon canadien peut être contraignante : il y a très peu d’espace mural, une façade entièrement vitrée et une forme en demi-cercle avec un arbre au centre. Rien pour en faciliter l’appropriation. Comme Douglas l’a mentionné lors de la conférence de presse, l’artiste et le commissaire ont misé sur l’espace vitré du pavillon, utilisant les contraintes à leur avantage pour présenter quatre grandes photographies au mur éclairées par la lumière naturelle. Au Magazzini del Sale nº 5, l’espace est investi d’une tout autre manière, toujours en respectant le caractère du lieu ; deux grands écrans se font face, suspendus à partir du haut plafond de la salle sombre.

Au pavillon, les photographies grand format présentent des scènes fictives basées sur de réelles manifestations populaires qui ont eu lieu un peu partout dans le monde en 2011 : un rassemblement tenu sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis au début du printemps arabe le 12 janvier ; une émeute survenue à la suite de la défaite des Canucks de Vancouver à la finale de la Coupe Stanley le 15 juin ; des jeunes s’opposant à la force policière dans le quartier Hackney de Londres le 9 août ; et les protestataires d’Occupy Wall Street cernés par la police sur le pont de Brooklyn le 1er octobre. Selon Douglas, ces mouvements ont lentement pris forme au fil des années les précédant à force de désillusions culminant avec la crise de 2008. En comparant ces événements d’un passé récent – dont on ne connaît pas encore toutes les répercussions – à la révolte populaire européenne de 1848, l’artiste se questionne sur ce qui fait l’histoire. Les soulèvements de 2011 n’ayant pas nécessairement engendré des changements en profondeur pour les classes touchées, les raisons à la base de la révolte ne sont toujours pas prises en considération. Douglas souligne aussi comment en Europe et en Amérique les événements sont contrôlés par la police ou simplement ignorés, alors qu’au Moyen-Orient et en Afrique ils sont plus souvent réprimés. En plus des époques, ce sont donc aussi des situations géopolitiques qu’il met en perspective. Le rôle de la diffusion de l’information construit la trame narrative sous-jacente à ses images : au XIXe siècle, le soulèvement s’est construit tranquillement et sur un seul continent grâce à la presse imprimée ; au XXIe, les médias sociaux accélèrent les prises de position et diffusent mondialement les événements qui se déroulent simultanément dans plusieurs espaces géographiques. 2011 n’est pas 1848.

Vue de l’exposition 2011 ≠ 1848 de Stan Douglas (avril-novembre 2022). Au pavillon du Canada dans le cadre de la 59e Exposition internationale d’art — La Biennale di Venezia. Photo : Jack Hems. Avec la permission de l’artiste du Musée des beaux-arts du Canada, et de Victoria Miro et David Zwirner
Vue de l’exposition 2011 ≠ 1848 de Stan Douglas (avril 2022).
Vue de l’exposition 2011 ≠ 1848 de Stan Douglas (avril 2022). Aux Magazzini del Sale No. 5. Photo : Jack Hems. Avec la permission de l’artiste, du Musée des beaux-arts du Canada, et de Victoria Miro et David Zwirner

L’installation vidéo imagine une collaboration entre deux groupes de rappeurs, l’un à Londres, l’autre au Caire, qui jouent ensemble grâce à la technologie RNIS. Le dispositif d’installation crée un effet d’immersion puisque les écrans se trouvent aux extrémités de la salle et le public au centre. Sur une trame sonore commune et continue, les musiciennes et musiciens prennent parole à tour de rôle en se répondant à partir de leur situation géographique respective, créant ainsi une conversation musicale. Inspiré par des genres nés tous les deux au début des années 2000, le grime qui a émergé à Londres et le mahraganat qui a vu le jour au Caire, Douglas ancre les révoltes populaires dans la musique underground tout en démontrant comment la technologie, même obsolète comme celle-ci, peut faciliter la communication entre des gens éloignés. « La musique comme forme de résistance culturelle », telle que nommée dans le communiqué de presse, engendre également un sentiment de communauté et devient parfois, comme ce fut le cas en 2011, la trame sonore de soulèvements populaires.

Bien qu’il aborde des événements passés aux répercussions somme toute décevantes en regard des inégalités révélées, en les liant à une autre révolte populaire et en y associant des mouvements musicaux nés dans les rues de métropoles, Douglas crée lui aussi des dialogues trans­historiques. En effet, même si les périodes historiques ne peuvent se comparer équitablement, c’est dans le contexte de la grande Histoire et en constituant un canal de communication entre les époques et les géographies que peuvent se (re)lire les événements. L’histoire ne se réécrit jamais deux fois de la même manière et le but n’est pas non plus de la déconstruire, mais plutôt de comprendre comment elle peut éclairer nos perspectives actuelles. Stan Douglas crée des scènes de fiction à partir de matériaux historiques et il le fait avec un certain optimisme. Figées dans le temps, les compositions photographiques nous promettent toujours un avenir meilleur, et la vidéo est de son propre aveu une « représentation de la joie ». Comme quoi c’est tout ce qui succède à ces moments historiques qui les définissent réellement.

Notons quelques-unes des autres initiatives de cette 59e Biennale qui témoignent d’un changement en cours depuis quelques éditions, allant d’une conception hégémonique et ancrée dans une certaine tradition vers une perspective plus accueillante et décentralisée. Le pavillon nordique (Norvège, Suède et Finlande) a pour la première fois dédié l’entièreté de son espace aux Sámis, un peuple autochtone qui habite le nord de ces territoires. Toujours aux Giardini, qui compte les pavillons nationaux historiques, la Hollande a offert le sien à l’Estonie pour plutôt investir un espace plus éloigné dans la ville. Le pavillon de la Russie est demeuré vide, geste de contestation de la part de ses artistes et commissaires qui s’opposent à la guerre. Et quelques expositions dédiées aux artistes ukrainiennes et ukrainiens ont été présentées à divers endroits : à l’Arsenal, le pavillon ukrainien a réussi à exposer l’œuvre The Fountain of Exhaustion de l’artiste Pavlo Makov, alors que dans d’autres lieux, la Galerie Continua et le PinchukArtCentre ont proposé des œuvres percutantes liées à l’expérience de la guerre. Espérons que ces repositionnements feront l’Histoire et que leurs échos seront retentissants. 


(Événement)

THE MILK OF DREAMS
COMMISSAIRE : CECILIA ALEMANI
BIENNALE DE VENISE, 59e ÉDITION
DU 23 AVRIL AU 27 NOVEMBRE 2022