Effet de présence : la série « Studio Portraits » d’Adad Hannah
Studio Portraits. Voilà un titre pour le moins inhabituel considéré à l’aune de la production d’Adad Hannah, qui présentait sa plus récente série à Equinox Gallery, sise à Vancouver. Un œil familier avec son univers créateur, majoritairement composé de tableaux vivants(1) érigés in situ, pouvait d’entrée de jeu constater que l’artiste renouait avec les paramètres qui fédèrent son œuvre (temps, pose, mouvement). Cependant, l’inédit de ce nouveau corpus repose précisément sur la thématique et le lieu de sa réalisation : le portrait créé en atelier.
Il faut dire que le contexte pandémique y fut pour quelque chose. Interrompu abruptement en raison de la COVID-19, Hannah, toujours enclin à s’impliquer auprès de divers publics, a vite cherché à combler la dématérialisation des relations sociales en abordant les gens au hasard de ses pérégrinations pour les inviter à poser (à distance et brièvement) devant sa lentille. Pendant des semaines, il a ainsi statufié une constellation de personnes et réalisé une pluralité de Social Distancing Portraits qu’il diffusait ensuite sur les réseaux sociaux.
La série Studio Portraits (2021) est en quelque sorte le prolongement de ce travail de terrain ; d’une part, parce que les modèles qui y figurent ont collaboré à la précédente itération ; d’autre part, cette nouvelle mouture était mue par le même désir de maintenir en vie les rapports sociaux et les rapprochements entre les gens. Cette ambition fut déterminante quant à la sélection des dimensions des photographies, celles-ci ayant été choisies de manière à ce que les figurants soient représentés à échelle humaine. Qui plus est, le format vertical fut privilégié pour accentuer le phénomène d’introjection. S’ajoute à ce qui précède la résolution en haute définition expressément optée pour amplifier les détails des images et, dans le même temps, accroître l’effet de proximité vis-à-vis les modèles. Les visiteurs de l’exposition étaient ainsi invités à « interagir » virtuellement avec les figurants. La sensation de contiguïté était d’ailleurs renforcée par le fait que les protagonistes sont déchargés de leur individualité respective au profit d’une connotation plus universelle2.
Si Hannah revisite le genre du portrait, force est de constater qu’il s’emploie à le reconsidérer autrement, comme en témoignent de nombreuses œuvres antérieures à travers lesquelles se déploient les entrelacs intertextuels qui caractérisent son travail créateur. À preuve, le décor devant lequel se profilent les sujets rappelle celui standardisé des studios de photographie édifiés à la fin du XIXe siècle. Aussi, au lieu de constituer le théâtre de l’être ou de raconter obliquement un quelconque récit biographique, comme le veut la tradition dans l’art plus ancien, les accessoires de l’arrière-plan, notamment les drapés colorés, font écho à la peinture. La stratification des compositions de même que la démultiplication des espaces produite par la présence de nombreux miroirs évoquent tacitement la configuration de certaines œuvres cubistes.
Mais revenons sur nos pas et considérons plus spécifiquement le lien historique qui unit le portrait et le miroir, ces dispositifs de réflexion interne dont « la tâche essentielle est d’assurer la fonction spéculaire » à la base de la constitution subjective3. Encore une fois, Hannah innove en répartissant autour des modèles des glaces de formes différentes attachées à des trépieds articulés. Suivant sa disposition et son axe, chaque miroir participe à la diffraction interne de l’image, tout en accusant l’effet de dédoublement du moi, à la fois un même et un autre. Par le truchement des reflets des glaces dans lesquelles se réfléchissent les modèles, le récepteur se trouvait derechef interpellé, devenant par la bande objet du regard.
Ajoutons que les tiges supportant les miroirs sont accrochées de part et d’autre d’une moulure en bois placée devant les figurants, semblable à un châssis inversé. Aux dires de Hannah, cet encadrement avait une fonction de monstration, en ce qu’il visait à exposer le processus de réalisation des images, comme si l’artiste prenait un recul face à sa composition pour mettre en exergue comment l’œuvre avait été produite. Vient alors à l’esprit l’image de Diego Vélasquez (1599-1660), qui s’est autoportraituré debout devant un canevas retourné dans sa toile Les Ménines (1656), le regard dirigé vers l’extérieur du champ de la représentation, en direction du spectateur positionné en lieu et place des monarques espagnols, dont les effigies se réfléchissent dans le miroir peint en fond de scène. D’une certaine façon, dans sa série Studio Portraits, Adad Hannah réitère les propos de son devancier, qui statua que la représentation est une boucle fondée sur l’opération spéculaire (miroir, regard, tableau), en d’autres mots, un effet de présence produit par la perception visuelle4.
(1) Les tableaux vivants sont des reconstitutions de scènes picturales chorégraphiées au sein desquelles sont campés des figurants, dont la gestuelle est figée sans pour autant être immobile.
(2) Adad Hannah s’est entre autres inspiré du travail du photographe allemand Auguste Sander (1876-1964).
(3) Pour mémoire, selon la dialectique psychanalytique, le « stade du miroir » renvoie au récit de Narcisse percevant son image réfléchie sur la surface aqueuse.
(4) Thierry Vincent, « Pour une clinique de la représentation (des Ménines au Loft) », Au jeu du miroir : le nouveau monde de l’image, dir. Philippe Chaulet (Toulouse : Érès, 2004), p. 95-112.
(Exposition)
STUDIO PORTRAITS
ADAD HANNAH
EQUINOX GALLERY
DU 13 AVRIL AU 8 MAI 2021