Élisabeth Picard: les modulations de l’attache-câble
La répétition a été pendant longtemps associée à l’idée d’un travail artisanal, en particulier celui que les femmes accomplissaient avec le fil : tricot, tissage, courtepointe. Les artistes féministes ont rendu au XXe siècle un statut artistique à ces techniques traditionnelles. Certes, beaucoup d’artistes qui recourent à des procédés répétitifs utilisent aujourd’hui d’autres matériaux. Ainsi, Robbin Deyo découpe dans des planches de bois 8000 fleurs de myosotis pour composer Forget me not et Bean Finneran fabrique un très grand nombre de baguettes en céramique pour créer Red Core. Néanmoins, il est indéniable que la fibre se prête bien aux processus créatifs répétitifs, et c’est l’une des raisons pour lesquelles Élisabeth Picard emploie ce médium. Mais il faut prendre le mot « fibre » dans l’acception très large qu’il a actuellement : le papier fait partie de ce médium tout autant que les attache-câbles. Ceux-ci représentent les modules à partir desquels l’artiste a construit les structures qui constituent les pièces majeures de son exposition. Quant à la façon dont les œuvres ont pris forme, Élisabeth Picard l’explique ainsi : « En dialogue avec les lois régissant le fonctionnement de l’univers, mon travail s’élabore à même l’exploration des phénomènes naturels et de leur incidence sur l’environnement. »
En 2006, la première œuvre d’Élisabeth Picard que j’ai vue, composée de milliers de rouleaux de papier blanc et exposée dans l’église du Gesù, reproduisait à une échelle réduite le labyrinthe de la cathédrale de Chartres. Le titre même de l’installation, Pèlerinage, affichait la spiritualité du propos de l’artiste. Pour créer le corpus d’œuvres exposé à Diagonale, Élisabeth Picard a utilisé un matériau industriel, l’attache-câble, que l’on désigne souvent par son nom anglais tie-rap. L’artiste reconnaît que l’admiration qu’elle a éprouvée en voyant l’œuvre intitulée Aurora, créée par Philip Beesley pour La nuit blanche à Toronto en 2010, est en partie responsable du choix qu’elle a fait de ce matériau. Elle donne aussi un sens spirituel à sa décision. « Mon intérêt pour ce matériau vient de son propre système. Lorsqu’il se referme sur lui-même, cet élément suggère le symbole de l’infini, l’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue. » De plus, les possibilités de construction que permet ce « Meccano modulaire » sont presque illimitées.
L’impression première que donne l’exposition est celle d’un laboratoire d’une irréprochable propreté. Les objets sur lesquels travaille le chercheur sont installés sur deux tables lumineuses. D’ailleurs, les sculptures exposées sont bien le fruit de la recherche d’Élisabeth Picard. En effet, ce corpus d’œuvres complète le travail de recherche que l’artiste a effectué dans le cadre de sa maîtrise. La sculpture que le spectateur voit en entrant est intitulée Flot. Elle est composée de 15 000 pivots mobiles attachés à un grillage de plastique, selon la technique du tapis au point noué. Posée sur une plaque de verre dépoli, l’œuvre évoque le mouvement lent d’une rivière. Plus je la contemple, plus elle me fascine, peut-être parce que les fibres plastiques d’une blancheur translucide sont éclairées par des tubes fluorescents placés en dessous, peut-être aussi parce que la lumière a une grande charge symbolique. Puis, mon image mentale se transforme, et je vois dans les ondulations de cette surface blanche des collines et des vallons enneigés. C’est pourquoi, lorsque l’artiste soulève un pan de ce tapis lumineux pour me montrer sa structure, j’ai l’impression d’assister à la reconstitution d’un tremblement de terre.
La deuxième œuvre, intitulée Constructions, est un ensemble de 18 petites sculptures dans lesquelles Élisabeth Picard a mis à profit l’extraordinaire potentiel de variations qu’offre l’attache-câble : longueur, rétractabilité, embranchement, malléabilité, en utilisant la technique de la vannerie traditionnelle. Sur une longue table lumineuse sont alignées des formes étranges dont plusieurs évoquent des squelettes d’animaux improbables. Celui-là ressemble à un scorpion, celui-ci à une araignée, cet autre à un papillon, cet autre encore à un crabe. Ces Constructions représentent une réflexion sur l’évolution des espèces, mais leur aspect futuriste fait penser aux créatures imaginées par les auteurs de science-fiction. Certaines d’entre elles ont une telle perfection formelle que je les vois comme des maquettes préparatoires pour des sculptures de très grand format. Trois dessins d’une grande finesse de trait complètent l’exposition. Ils peuvent se lire aussi bien comme des topographies stylisées que comme une forme de cristallisation.
Il peut sembler étonnant de lier la notion de spiritualité à une présentation de style laboratoire, bien que certains scientifiques, et non des moindres, revendiquent aujourd’hui le droit d’exprimer leur spiritualité. Toutefois, c’est en artiste qu’Élisabeth Picard aborde ces questions. Même si les processus répétitifs représentent une forme d’auto-concentration analogue à celle que procurent les mantras, ils réussissent à atteindre un résultat, c’est-à-dire un ensemble d’œuvres dont la beauté formelle incite le spectateur à une certaine contemplation. Je dois reconnaître que l’esthétique matérielle post-minimaliste dont se réclame l’artiste convenait parfaitement pour un tel projet.
ÉLISABETH PICARD STRUCTURES MODULAIRES : FLOT ET CONSTRUCTIONS
Diagonale
5455, avenue De Gaspé
Local 203
Montréal
Tél. : 514 524-6645
www.artdiagonale.org
Du 12 février au 5 mars 2011