Festival Art Souterrain : des variations temporelles
Bien avant la pandémie, les commissaires Nathalie Bachand et Dulce Pinzón, invitées par Frédéric Loury, ont choisi la chronométrie pour thème du Festival Art Souterrain. Que ce soit de manière ludique, scientifique ou métaphorique, les œuvres des artistes ont pourtant parfois été teintées du contexte actuel, volontairement ou accidentellement. Paradoxalement, alors que l’époque contemporaine nous fait vivre à un rythme précipité, nous avons été soudainement frappés d’immobilisme : habitudes d’immédiateté, d’éphémérité freinées, rapport au temps devenu fuyant. Alors que la chronométrie fiabilise des opérations de synchronisation et fixe des paramètres, la soif de flexibilité, de liberté et d’autonomie s’est faite grande. Cette édition d’Art Souterrain est donc arrivée à point nommé : pratiquer une remise en question, une critique face aux cadres, réfléchir sur les stéréotypes par le biais de la temporalité concourt à la création d’œuvres révélatrices d’une esthétique hybride et de l’anachronisme actuel : vivre l’instant présent en exerçant des stratégies d’intensification, d’accélération, de ralentissement…
Réviser l’histoire en associant des époques différentes, en étudiant des empreintes spatio-temporelles de certains changements et en testant l’élasticité du temps donne lieu à la métamorphose, au parcours cyclique, à la suspension même de toute chronologie.
Opérant une sédimentation de mémoires et des espaces-temps, Annie Briard présente une série de paysages couleur ; Possible Lands (2020) questionne la délimitation intangible entre le réel et l’imaginaire par des images composites (prises à des moments différents, mais dans le même espace). L’artiste revisite le patrimoine photographique de son père, constitué principalement de paysages américains des années 1980, en y superposant ses propres clichés des mêmes lieux. Compression d’empreintes paysagères apparemment majestueuses, gardant pourtant trace d’une nette altération provoquée par l’action humaine. Chez Olivier Ratsi (Discrete time, 2005-2013), ces repères spatio-temporels sont déconstruits. Il crée une cassure plastique avec le réel objectif en décomposant dans ses photomontages des éléments en mouvement, intercalés de captations fragmentaires de composantes fixes, celles-ci se répétant jusqu’à en devenir motifs.
La suspension temporelle opérée par Cinzia Campolese statue par ailleurs sur notre immobilisme. Re-Loading the Real (Re-charger le réel) (2021) remet en question notre rapport au réel alors que, suspendue à l’instant, la roue de chargement du Web (illustrée en plusieurs étapes de rotation) surligne l’impossible indication du temps d’attente, de la présomption de résultats. De même que la fontaine The Source / Ingres to Deleuze de François Couture démontre-t-elle par le déversement répétitif de sable combien notre présent se constitue autant de la mémoire, de l’antécédente fraction temporelle, que de la prévision de celle qui lui succédera.
Cette édition d’Art Souterrain est donc arrivée à point nommé : pratiquer une remise en question, une critique face aux cadres, réfléchir sur les stéréotypes par le biais de la temporalité concourt à la création d’œuvres révélatrices d’une esthétique hybride et de l’anachronisme actuel : vivre l’instant présent en exerçant des stratégies d’intensification, d’accélération, de ralentissement…
La répétition opère certes comme un marquage du temps. L’installation in situ robotisée de Pascale Leblanc- Lavigne, La vitrine (2016), propose par mécanisme répétitif une vision de dégradation complète de son enjeu : nettoyer une surface. L’armée de pulvérisateurs de savon et de chiffons s’acharne jusqu’à l’obsolescence, les composantes se brisant peu à peu. Chez les artistes audiovisuels du collectif 22marbles (formé des compositeurs Véro Marengère et Martin Marier), la métamorphose prend forme par la recherche d’une trame sonore tout autant haptique que synthétique. Munis de capteurs de pression et d’accéléromètres, des instruments de musique numériques (des coussins munis d’un système électronique) détectent la gestuelle des artistes. Ces indices envoyés à un logiciel de synthèse transforment les données en information musicale.
Chez Katherine Melançon, la transformation se fait végétale avec ses impressions numériques tirées de L’État des matières (2017-2020) : ses scanogrammes translucides de spécimens naturels semblent mouvants grâce à la manipulation au numériseur ; l’altération de matières organiques collectées rend d’autant plus visible le déroulement du temps.
Chez Amor Muñoz, la métamorphose proposée dans Météorite Poème consiste à imprimer en 3D un poème envoyé dans l’espace virtuel : les données textuelles sont traduites en valeurs numériques générant les formes. Créativité et science s’allient ainsi dans plusieurs œuvres jusqu’à réviser la notion de progrès et se pencher sur sa rentabilité – ou ses absurdités. Cecilia Jurado Chueca court-circuite ainsi une activité iconique avec Nous sommes la nuit et le jour : sa grande installation en céramique imitant des hublots d’avion n’est en fait qu’une citation de notre bulle quotidienne informatique alors qu’en ces faux espaces de transit nous opérons par simulation via les écrans d’ordinateur des « voyages immobiles ».
La remise en question du média qu’est devenue la bande vidéo figure l’un des enjeux que se donne le collectif Oso (formé par Elizabeth Flores et Luis Calvo) en remplaçant la substance du lettrage par une image vidéo de feux d’artifice. Les lettrages en feu de l’installation vidéo Writing with Fire transfigurent l’espace vidéographique en écrivant une réalité : celle d’une communauté mexicaine vivant de la pyrotechnie.
Si le « faire image » reconsidère la technique et ses finalités, il remet en question les frontières géographiques et historiques, de même que celles entre le réel et l’imaginaire, transgressées par la narration ou la recherche esthétique.
Chun Hua Catherine Dong réinvente sa propre histoire, alors qu’elle n’a pu se rendre à l’enterrement de sa mère en Chine. L’artiste personnifie celle-ci auprès de quatorze de ses amies, leur demandant de poser avec elle. Mise en scène, ce memento mori transcende le temps et l’espace.
Si la révision de l’histoire se tourne vers la question identitaire chez Caroline Monnet, dont on connaît le travail de réhabilitation de l’image des femmes autochtones, l’entrelacement de deux photographies monumentales dans History Shall Speak for Itself (2018), découpées en bandes verticales, met en scène le passage de la figure soumise et passive à celle, fière, moderne, mais attachée à ses racines et configure par là même le passé et le présent simultanément, l’avant et l’arrière-plan de l’image.
Notre rapport ambigu à l’environnement est mis en relief par le potentiel des résidus, des terrains vagues, dans plusieurs œuvres. Cette question, menée par Megan Moore avec ses photographies au jet d’encre Spécimens, s’incarne comme sujet en des substances organiques en décomposition. Les images photographiées aux couleurs des peintures rupestres préhistoriques sont manipulées jusqu’à en devenir abstraites. Les actions de Laurence Beaudoin Morin, présentant un travail d’installation et de performance en terrains vagues avec l’œuvre Interruption conséquente au sens de la recherche, révèlent un potentiel d’appropriation d’objets résiduels tout à fait convaincant.
Ces diverses propositions des participants de l’édition 2021 du Festival Art Souterrain sont efficaces et novatrices : elles identifient clairement les questionnements d’un temps et d’une époque que l’on ne veut plus inflexibles. En effet, souvent par le biais de la métamorphose et de la mise en scène, les artistes ont réfléchi sur les exigences temporelles scientifiquement et socialement imposées. Ils ont tenté de s’affranchir de cette dépendance au réel et à la durée objective, jetant un regard critique sur notre appréhension de la technique et de l’environnement, qu’il soit naturel ou urbain.
(Événement)
FESTIVAL ART SOUTERRAIN
COMMISSAIRES : NATHALIE BACHAND
ET DULCE PINZÓN
DU 20 FÉVRIER AU 30 AVRIL 2021
ARTISTES : JULIO BARRITA, ANNIE BRIARD, RYAN BROWN, CINZIA CAMPOLESE, CECILIA JURADO CHUECA, FRANÇOIS COUTURE, KITOKO DIVA, CHUN HUA CATHERINEDONG, JUAN FONTANIVE, AMÉLIE LAURENCE FORTIN, GILD GÁBOR, SAULO BLANCO GARCÍA, PHILIPPE-AUBERT GAUTHIER & TANYA ST-PIERRE, FANNY GICQUEL, PASCALE LEBLANC-LAVIGNE, MARTIN LE CHEVALLIER, KATHERINE MELANÇON, CAROLINE MONNET, MEGAN MOORE, LAURENCE BEAUDOIN MORIN, AMOR MUÑOZ, MONICA MUÑOZ, MAI BACH-NGOC NGUYEN, COLECTIVO OSO (ELIZABETH FLORES Y LUIS CALVO), FRANCIS O’SHAUGHNESSY, BERTRAND PLANES, DANIELA PORRAS, OLIVIER RATSI, LAURA RESENDIZ, ROBERTO SANTAGUIDA, JEREMY SAYA, NIC WILSON, 22MARBLES