Dans le monde muséal actuel, il n’est pas si fréquent qu’un artiste vivant d’ici soit l’objet d’une rétrospective digne de ce nom. Encore moins un photographe. Du coup, deux solos consacrés à deux d’entre eux (Raymonde April au 1700 La Poste, à Montréal, et Evergon au Musée national des beaux-arts du Québec), c’est un petit miracle qu’il faut souligner. Sans compter que Théâtres de l’intime constitue une occasion, rare et privilégiée, de découvrir un corpus singulier de quelque 230 œuvres réalisées sur cinq décennies par l’un de nos grands artistes : Evergon (Albert Jay Lunt, né à Niagara Falls en 1946), aussi connu sous les pseudonymes de Celluloso Evergonni, Eve R. Gonzales, Egon Brut, et Chromogenic Curmudgeons.

Après des études en arts visuels à l’Université Mount Allison (Nouveau-Brunswick), Lunt fréquente le Rochester Institute of Technology, où il s’initie à la photographie. Professeur aux universités d’Ottawa et Concordia, il devient Evergon – prénom asexué et éternel, permettant l’affranchissement émancipateur du nom de famille – et développe une pratique inscrivant le privé et l’intime dans la sphère publique, notamment en matière de droits des gays1. Ce qui constitue une démarche foncièrement politique et militante, engagée dans une remise en question des stéréotypes et des modèles sociaux.

L’œuvre d’Evergon multiplie les identités queers et trans, les travestissements baroques et maniéristes, autant que les revisitations de peintures et de sculptures anciennes, ce que l’exposition démontre avec force et conviction. La scénographie privilégiée exemplifie cet éclatement des genres (en matière de sexualité autant que de sujets et de storytelling), de même que des techniques. Cette vision polymorphe, fondamentalement postmoderne, lui a permis de décupler les itérations de soi et de médiums ; ainsi passe-t-il sans complexes de l’argentique à l’électrostatique, du cyanotype au Polaroïd, du collage à la photocopie, de l’holographie au numérique, etc.

Aménagé en une succession de salles aux coloris luxueux et chatoyants – à l’image de l’esthétique du photographe –, le parcours s’ouvre sur un cliché unique, tiré de la série Ramboys : A Bookless Novel. Works by Egon Brut and Celluloso Evergonni. La photographie Ramboy Offering Polaroïd of Self Exposed in Hiding (1996) montre un jeune homme-bélier s’adressant directement au visiteur et lui tendant un Polaroïd, l’engageant par ce geste à traverser le miroir pour pénétrer dans un univers fantasque. Accepter cette invitation, c’est consentir à explorer une cosmogonie qui peut faire sourire, rire, pleurer, mais aussi remuer, déranger, voire choquer. À l’autre bout, la trajectoire se clôt sur une photo de Margaret (Cowgirl : Margaret on Rockinghorse, 2003), mère et muse de l’artiste ; entre les deux, on sillonnera une enfilade de salles séparées par des couloirs étroits et des arches insufflant une atmosphère familière et intime faisant écho à celle à l’œuvre chez Evergon.

S’inspirant du télescopage public/privé cher au photographe, la mise en espace se fait à la fois intimiste et baroque – au sens où elle déstabilise pour mieux toucher, convaincre. Après le Ramboy incitateur, on découvre l’artiste dans une section intitulée Evergon : fabriquer l’image où ont été regroupés plusieurs autoportraits et séries publiés sous divers pseudonymes. Si certains alias font sourire (Eve R. Gonzales, ça fait un peu Rrose Sélavy, non ?), ils ne sont toutefois pas utilisés au hasard ou par coquetterie, chacun arborant sa propre démarche, son esthétique spécifique. Et l’accrochage illustre ces différences marquées, qui vont de la photographie quasi documentaire à la théâtralité affirmée. Dans une présentation aérienne se succèdent ensuite les polaroïds gigantesques qui ont fait la renommée d’Evergon. Ils constituent, certes, un tour de force technique, mais surtout le parangon de la capacité d’optimisation, par l’artiste, de ce médium et de ses qualités plastiques. Ainsi, la sensualité à l’œuvre dans le sujet qu’il compose – Daphnée et Apollon, repris du Bernin, ou encore le vol des sorcières, inspiré de Goya – émane-t-elle aussi du chatoiement de l’émulsion, de son miroitement, et même des dégoulinures en marge de l’image.

Evergon, The Maid and the Black Cat Are Dead (Margaret) (2001). De la série Margaret and I. Épreuve à la gélatine argentique virée au sélénium, tirée d’un négatif noir et blanc instantané (Polaroïd) 1/3, 137 x 164 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec © Evergon. Photo : MNBAQ, Denis Legendre
Evergon, The Maid and the Black Cat Are Dead (Evergon) (2001). De la série Margaret and I. Épreuve à la gélatine argentique virée au sélénium, tirée d’un négatif noir et blanc instantané (Polaroïd) 1/3, 140 x 166,5 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec © Evergon. Photo : MNBAQ, Idra Labrie
Evergon, The Maid and the Black Cat Are Dead (Empty Chair) (2001-2016). De la série Margaret and I. Épreuve numérique tirée d’un négatif noir et blanc instantané (Polaroïd) 1/1, 139,7 x 165,8 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec © Evergon. Photo : MNBAQ, Idra Labrie

Si les premières salles mettent l’accent sur les techniques, les thématiques et les diverses incarnations de l’artiste, les suivantes proposent des séries moins connues ou peu diffusées. C’est le cas de la série Men of Manscapes, mais surtout des vues de cimetières et de musées italiens, quasi inédites. D’autres œuvres, réalisées dans les années 1970 et 1980, sont depuis disparues de la sphère publique pour regagner les cartons du photographe, en particulier les photocopies, emblématiques d’une pratique alors en vogue, désormais quasiment révolue. Certaines de ces compositions sont pourtant révélatrices du cheminement de la pensée d’Evergon et éclairent d’un jour nouveau son corpus. Ainsi, aficionados et néophytes trouvent-ils chacun leur compte au fil de la visite.

Parmi les réussites scénographiques, la salle des Ramboys, cette société masculine secrète, mérite une mention. S’inspirant des satyres de la mythologie antique autant que de William S. Burroughs, célébrissime écrivain de la Beat Generation, Evergon a multiplié les photographies narratives peuplées d’hommes-animaux sauvages, extatiques, séduisants, voire inquiétants. Leur matrice, la Ramba Mama, prend les traits de Margaret, qui fut au cœur de nombreuses séries de fiston célébrant le corps atypique, transformé par le poids du temps qui passe. Chez Evergon, le corps féminin n’est jamais objectifié ; il n’existe pas par, pour ou dans l’œil masculin, mais en soi, par soi, pour soi. Ce corps evergonnien – féminin et masculin – est multiple, dé-stéréotypé, fort, fier, et superbe dans toute l’ampleur de ses imperfections.

D’une salle à l’autre se dessine lentement mais sûrement le leitmotiv de la fragilité de la vie et de l’éventualité de la mort. Par la finesse de son approche des états de vie, la série Margaret and I en est exemplaire. Le superbe et touchant triptyque The Maid and the Black Cat are Dead (composé de Margaret, Empty Chair et Evergon, 2001), édité après le décès de celle-ci, revisite une même composition : au centre, une chaise longue recouverte d’oreillers et d’une douillette ; à gauche et à droite, Margaret, puis Evergon, assis seuls dans ce décor. Ainsi, l’artiste met-il en scène sa mort, inéluctable. Rappelant la conception lacanienne d’intimité/extimité – soit l’idée de s’exposer à soi-même, mais aussi de s’exposer pour se construire et exister dans le regard de l’autre –, Evergon le photographe annonce sa propre absence, sa propre disparition « aux yeux du monde ». Preuve, s’il en était encore besoin, qu’il s’agit d’un grand artiste humaniste. 

1 On a préféré gays à d’autres acronymes plus récents tel LGBTQ2, inexistant à l’époque de la parution de ces œuvres (note de l’autrice).


(Exposition)

EVERGON : THÉÂTRES DE L’INTIME
COMMISSAIRE : BERNARD LAMARCHE
MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC
DU 20 OCTOBRE 2022 AU 23 AVRIL 2023