Filtres, masques, miroirs et autres autofictions : Annie Baillargeon à la Galerie des arts visuels
![Les soins des amazones, in](https://viedesarts.com/wp-content/uploads/2021/12/03.Les-soins-des-amazones_A.Baillargeon-1350x900.jpeg)
Dans le cadre du 50e anniversaire de la Galerie des arts visuels de l’Université Laval, l’artiste multidisciplinaire québécoise Annie Baillargeon y a présenté, du 11 mars au 11 avril 2021, Les soins des amazones@squarefemininity. Amorcée lors du confinement sur la plateforme Web Instagram, cette exposition, forte d’une esthétique à la fois critique et déjantée, parfois drôle et souvent troublante, donne à voir une réflexion sur la transformation du corps des femmes. Les images présentées lors de l’exposition en viennent à constituer un système de relations qui entrecroise l’industrie cosmétique, les réseaux sociaux et le corps féminin.
![Les soins des amazones Annie Baillargeon](https://viedesarts.com/wp-content/uploads/2021/12/02.Les-soins-des-amazones_A.Baillargeon-1024x683.jpeg)
À travers l’utilisation de différents médias et supports (photographie, performance, performance pour la caméra, installation et plateforme Web), Baillargeon problématise le dispositif de production de la fémininité avec ces fictions capitalistes et patriarcales de la perfectibilité et de la jeunesse éternelle. Les montages photographiques qui juxtaposent des instruments de beauté tirés de la plateforme de vente en ligne Amazon donnent à voir l’étrange industrie des « rituels de beauté ». Les murs de la galerie exposent des œuvres photographiques sur lesquelles l’artiste est intervenue directement à l’aquarelle et à l’acrylique. Cumulant près de trente œuvres, l’ensemble est constitué de cinq sous-corpus, regroupés par couleurs et thèmes, qui fonctionnent comme autant de chapitres dans le déploiement de l’exposition. Elles déclinent tour à tour les transformations corporelles en un rituel, un sacre et une ascèse. Ces mises en scène racontent le rapport à son corps : vieillissement, prise de poids, sexualité, accouchement, post-partum, ménopause sont abordés toujours d’une manière qui les intègre à cette fiction du féminin. Soigner son image, laisse entendre l’artiste, c’est aussi assumer ses faiblesses, ses imperfections, ses fatigues.
![annie baillargeon ROUTINE D’USAGESBANALS DES FILTRES FACIALES PORTRAIT](https://viedesarts.com/wp-content/uploads/2021/12/ROUTINE-D’USAGES-BANALS-DES-FILTRES-FACIALES_PORTRAIT-1024x1022.jpeg)
Baillargeon, dont la pratique photographique a occupé l’avant-plan de ses expositions solos dans les dernières années, renoue avec la vidéo pour celle-ci. La vidéo projetée dans la salle d’exposition présente une performance devant caméra dans laquelle l’artiste se met en scène en tant qu’« auto-cobaye », utilisant et manipulant de manière plus ou moins maladroite divers produits de beauté et appareils cosmétiques. La trame sonore reprend des narrations de tutoriels de beauté en les ralentissant et les retravaillant pour en dégager une atmosphère faussement zen, tellement zen qu’elle en devient angoissante. Aux montages photographiques et à la vidéo viennent s’ajouter une installation qui présente les objets utilisés dans les performances ainsi qu’une série de selfies de l’artiste que les filtres rendent souvent méconnaissable en référence aux pionnières de la photographie féministe Ana Mendieta, Cindy Sherman et Hannah Wilke.
![Installation annie baillargeron](https://viedesarts.com/wp-content/uploads/2021/12/06_Détails_Les-soins-des-amazones-1024x744.jpeg)
Au fil de la visite, nous percevons comment le corps qui s’incarne par le rituel est aux prises avec sa propre matière, mais aussi comment le rituel produit à son tour une certaine image. Par la représentation du corps féminin, l’artiste s’intéresse aux fictions qui circulent sur nos écrans, dans notre imaginaire et qui s’incarnent dans les « techniques de soi » que sont les rituels de beauté. Les corps des femmes sont traversés par des fictions sociales, capitalistes et genrées qui les façonnent et les conditionnent, autant d’attentes oppressantes qui régissent l’apparence et entravent le potentiel. C’est ce point de rencontre entre la matérialité et la fiction du corps qui permet à l’artiste d’échapper aux injonctions patriarcales et capitalistes.
![annie baillargeon expo laval](https://viedesarts.com/wp-content/uploads/2021/12/04.Focus-on-beauty_A.Baillargeon-1024x505.jpeg)
«Par la représentation du corps féminin, l’artiste s’intéresse aux fictions qui circulent sur nos écrans, dans notre imaginaire et qui s’incarnent dans les « techniques de soi » que sont les rituels de beauté ».
En montrant moins le résultat que le processus du rituel, Baillargeon déplace ainsi notre attention sur la prise en charge du féminin de manière autonome. Espace ambigu, coextensif à la fiction de la perfection féminine, mais qui produit aussi une forme revendicatrice d’autofiction. Comme l’ironie du titre de l’exposition le suggère, c’est aussi là que se trouve toute la force du geste féministe qui cherche à « sortir de la fiction par la fiction ».
(Exposition)
Les soins des amazones@squarefemininity
Annie Baillargeon
Galerie des arts visuels, Université de Laval
Du 11 mars au 11 avril 2021
1.Paul B. Preciado, Testo Junkie (The Feminist Press at the City University of New York, 2013), p. 239.
2.Michel Foucault définit les techniques de soi comme « les procédures, comme il en existe sans doute dans toute civilisation, qui sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi ». Voir « Subjectivité et vérité », dans Dits et écrits, vol. 4, (Gallimard, 1994), p. 213.
3.Nicole Brossard et Susanne de Lotbinière-Harwood, Elle serait la première phrase de mon prochain roman / She Would Be the First Sentence of My Next Novel (Mercury Press, 1998), p. 98.