La mise en parallèle d’une sélection des œuvres de Francis Bacon (1909-1992) et de Henry Moore (1898-1986) peut surprendre. Elle ne manque pas d’audace. Pourtant, un dénominateur commun sous-tend les démarches des deux artistes britanniques du XXe siècle : une volonté très affirmée de renouveler la représentation de la figure humaine en déconstruisant le modèle classique. L’un en peinture, l’autre en sculpture, selon deux modes traditionnels d’expression. Cette forme de déconstruction, pourtant en parfaite continuité avec la modernité des années 1920 (expressionnisme et surréalisme), avait suscité de vives controverses entre les critiques d’art des années 1950, qui toléraient difficilement, après la Seconde Guerre mondiale, que l’on soumette le corps à de telles déformations, voire même à son démantèlement.

À son origine, l’ambitieux projet d’exposer dans une intention de confrontation les œuvres de Francis Bacon et de Henry Moore est le fruit d’une collaboration entre Richard Calvocoressi, le directeur de la Henry Moore Foundation, et Martin Harrison, l’éditeur du catalogue raisonné de Francis Bacon. Selon eux, ce rapprochement repose sur des faits biographiques bien documentés. Les deux artistes résident à Londres durant la Deuxième Guerre mondiale. Ils sont témoins des traumatismes engendrés par la violence des bombardements lors des raids aériens nocturnes. Bacon, autodidacte, encore méconnu comme peintre, est affecté à la défense civile en tant que préposé à la récupération des cadavres des victimes. Moore, déjà célèbre, alors professeur à l’École d’art de Chelsea, refuse de quitter Londres et s’oppose à son transfert à Northampton. Nommé artiste de guerre officiel, il exécute à des fins de propagande de nombreux dessins diffusés aux États-Unis, qui représentent des Londoniens obligés de dormir allongés sur le sol dans le métro pour se mettre à l’abri des blitzs aériens allemands. Indépendamment de leur valeur documentaire, l’importance de ses dessins est capitale pour l’évolution ultérieure de Moore. Ses études minutieuses des différentes positions adoptées par les corps endormis seront subtilement reprises durant les années 1950 dans ses bronzes représentant des figures allongées et, plus tard, dans ses sculptures monumentales.

Cette expérience partagée de la guerre cons­titue le point d’ancrage de l’exposition, dont la première salle présente conjointement les dessins de Moore et des photographies officielles réalisées par Bill Brandt, qui montrent non seulement les réfugiés dans le métro, mais les rues de la ville en ruines que les citoyens découvraient au petit matin. Moore et Bacon (qui n’ont que dix ans d’écart) ont avoué avoir été très affectés par ces expériences. Le décor est planté pour la suite de l’expo­sition, qui cherche à établir comment l’un et l’autre transforment un traumatisme en œuvre d’art.

Un deuxième élément non négligeable souligné par les auteurs du catalogue est à l’origine de la confrontation Moore-Bacon. Durant les années 1960, ces artistes de premier plan sont tous les deux représentés par la même galerie, Marlborough Fine Art. Or, cette importante galerie londonienne avait pris l’initiative de réunir leur production à l’occasion de deux expositions successives, l’une en 1963 et l’autre en 1965. Cette mise en parallèle de leurs œuvres, alors en pleine mutation, encourage le discours critique à opter pour une approche comparative des deux artistes. Ce regard déjà novateur sur leur production se retrouve directement dans la juxtaposition des œuvres dans les salles. D’où surgissent des affinités surprenantes, voire inattendues. Et justement en témoigne un compte rendu rédigé pour le Sunday Times par John Russell, auteur de deux monographies sur chacun des artistes : « A year ago… Bacon was said to be turning to sculpture. Today… the sculpture is there already, in the paintings… The show reminds us… that the dynamic behind Moore and the dynamic behind Bacon have this in common : that the re invention of the human body is common to both… Both Moore and Bacon have always known to evoke, obliquely or directly, the blind irrational forces which are at work in the world. » (The Sunday Times, 11 juillet 1965)

En fait, c’est la vision trop humaniste accolée aux sculptures et aux dessins de Moore que l’on cherche à modifier, comme le suggère le titre de l’exposition, Terror and Beauty. Évoluant au bord de l’abstraction au milieu des avant-gardes des années 1930, ses figures allongées, souvent trouées ou présentées scindées en deux parties sont teintées d’un certain érotisme, beaucoup plus discret que celui de ses contemporains surréalistes. Ce « classique » du XXe siècle n’atteindra jamais la violence d’expression des corps tordus, disloqués, souvent même écrabouillés de Francis Bacon, son compatriote. Placer leurs œuvres côte à côte permet de déceler une certaine angoisse dans quelques-unes des figures du sculpteur. La démonstration repose essentiellement sur la rigueur de la sélection des œuvres exposées. La surprise provoquée par cette habile mise en scène qui rapproche peinture et sculpture ne peut étonner que ceux qui n’auraient jamais remarqué que les corps de Bacon sont souvent tridimensionnels, comme s’ils étaient façonnés dans l’argile.

Pour terminer, il convient de saluer l’excellent travail du professeur Dan Adler (York University) qui a collaboré avec l’AGO pour remodeler cette exposition présentée d’abord à Oxford au Ashmolean Museum. De nombreuses toiles de Bacon sont venues enrichir la sélection initiale, ce qui permet de mieux saisir l’importance de ce peintre dont les œuvres sont montrées pour la première fois au Canada.

FRANCIS BACON AND HENRY MOORE TERROR AND BEAUTY
Musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto
Du 5 avril au 20 juillet 2014