Françoise Sullivan : l’art en marche
À deux années près d’atteindre les rivages du siècle, Françoise Sullivan enchaîne autour d’elle expositions et hommages1.
En marge du texte Françoise Sullivan, entretien.
À la Galerie de l’UQAM, la dernière d’entre elles s’attachait en début d’été à redécouvrir plusieurs aspects inédits d’une artiste qui n’hésite pas à aborder durant les années 1970 toutes les remises en question. Pour Sullivan alors, être artiste n’est plus seulement une question de fabriquer des sculptures : « Le monde de l’art était en changement. On se questionnait notamment sur le rôle du musée que certains jugeaient désuet. Pas de musée, pas d’art ! Par désespoir et comme pour protester, j’ai fait cette première marche entre le Musée d’art contemporain et le Musée des beaux arts. J’ai continué avec ces performances par esprit de bataille. C’était très difficile à vivre. Avec l’art dit conceptuel, tu dois toi-même inventer des outils pour arriver à quelque chose. Il n’y a que tes idées, que ta pensée. C’est très exigeant2. »
Textes et archives, chorégraphies, actions performatives, œuvres et photographies, performances captées sur vidéo. À travers ces documents, on y voit Françoise Sullivan, toujours poétique, glisser de la dimension historique, culturelle, à une forme d’autobiographie, avec l’agilité de la danseuse qu’elle est restée.
Infusée par les luttes féministes, en partie baignée par ce laboratoire parfois chaotique qu’était l’Italie de ces années, Sullivan s’appuie sur la réalité du corps, sur sa propre image. Comment l’art, se demande-t-elle, peut-il s’afficher dans sa permanence sans pour autant trahir son quotidien de mère et de femme, comme rechargé et mis en scène à travers l’image même d’une artiste qui ose vivre son désir d’art ?
Une œuvre de cette époque, Three Facts and Aspects of a Biography (1971) donne à voir une fiche où la biographie de l’artiste se résume à quelques mouvements vitaux : vitesse de croissance des ongles et des cheveux, quantité de sang en circulation. De tels mouvements du corps sont également le sujet de Dimensions des enfants (1971), où des marques indiquent la taille de ses fils. Inexorable, la poussée de la vie se mesure à petits traits comme pour un dessin.
Preuve de vie, l’art enregistre les tracés primordiaux. Photographies de personnes qui se ressemblent (1971-1972) montrent, comme pour la rubrique « séparés à la naissance », la photographie d’un de ses fils, alors adolescent, juxtaposée à celle du Portrait d’un jeune homme de Lorenzo Lotto. À ce portrait de la Renaissance italienne s’oppose l’intime. Nous sommes happés par la persistance d’une mémoire : un long ressassement. L’art et la vie deviennent jumeaux.
Marcher lentement ou au pas de course. Arpenter. Après Danse dans la neige (1948), Sullivan revient à la beauté que procure un acte aussi simple dans ses performances des années 1970. Déambulant, elle se reconnecte tout autant à une longue tradition processionnelle qu’à la manifestation politique, voire à la dérive des situationnistes qu’elle côtoie en Toscane durant l’été 1972.
Les épreuves argentiques de la maquette de Rencontre avec Apollon archaïque (1974) rappellent la performance qui l’a conduite en 1973 dans l’environnement très Désert rouge des raffineries de pétrole de l’est de Montréal. En marchant, Sullivan tente de resserrer des liens improbables entre ce non-lieu et la résurgence d’une forme classique qui ferait « place à la création ».
En Super 8, Promenade à Greve in Chianti avec mes quatre garçons (1975) enregistre une sorte de pèlerinage. Des photomontages Sur la route de Greve in Chianti, 1 (1975) consistent aussi par la marche à étirer le temps de l’art ou à s’y inscrire en se déplaçant en de nouvelles phrases à la limite de la danse et de la performance. Les circonvolutions autour de la rotonde du Tempio di Ercole (1976), les déambulations circulaires au temple de Cybèle en 1976 ou à Delphes en 1979 réactivent tout autant sa prédilection pour les tracés en cercle qu’une certaine vision de ce que peut l’art.
Durant les années 1980, la chorégraphie Et la nuit à la nuit (1981) et les peintures du Cycle crétois (1983-1985) reprendront, à la suite, tout autant la présence lancinante du cercle dans les tondo qu’une même thématique proche des mythes antiques et d’un primitivisme méditerranéen. Sullivan puise à l’archéologie un nouveau sens du sacré et du merveilleux. Ces œuvres rejoignent la fascination pour les débuts d’un monde dont elle parle dans son texte au recueil Refus global qu’est « La danse et l’espoir ».
La série des photographies de fenêtres barricadées montrent autant de haltes. Chez Sullivan, les thèmes du regard en arrière, de la nostalgie de l’art, ou de l’arrêt, s’affrontent au déplacement. Déjà, en danse, dans Droit debout (1973) le mouvement cède au surplace.
« Les portes barricadées, écrivait Françoise Sullivan en 1977, doivent provenir de l’inconscient3. » Dans un rêve consigné dans un journal intime, Sullivan se voit tentant d’entrer dans une maison qui est pourtant la sienne mais sans y parvenir. Si d’aventure elle arrive à ouvrir une porte, celle-ci conduit vers une autre porte tandis que la maison se transforme en une forteresse, un château, le Castel Sant’Angelo à Rome.
Pour les vitrines de Corridart (1976), la marche comme expérience intérieure se ponctue de stations issues de l’histoire de l’art montréalaise. Par l’art, c’est une communauté que Sullivan veut recréer. Le démantèlement de l’exposition par le maire Drapeau l’en empêche. En guise de protestation, Sullivan dresse un circuit fait de photos d’artistes ayant hanté les lieux tels Paul-Émile Borduas ou Claude Gauvreau, où apparaît le mot censuré. Plusieurs décennies plus tard, Sullivan reprendra à travers la peinture une forme de conversation avec d’autres créateurs tels Guido Molinari, Fernand Leduc, Pat Ewen ou John Heward à travers ses Hommages à partir de 2002.
Fidèles à ses débuts, ses œuvres pour Corridart sont également une promenade dans le temps, le long du même parcours et de celui de ses camarades automatistes entre l’École des beaux-arts et l’atelier de Borduas. « Nous étions un petit groupe d’étudiants de l’École des beaux-arts à discuter sans cesse de l’enseignement académique que l’on subissait, dit elle. Borduas, après, avait vu les travaux de Pierre Gauvreau et il l’avait invité à son atelier. Celui-ci, par délicatesse, lui a demandé s’il pouvait venir avec ses amis. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés jusqu’à tard dans la nuit Pierre Gauvreau et moi, Fernand Leduc, Louise Renaud, Magdelaine Desroches… un mardi soir fin novembre 1941, à son atelier de la rue Mentana. Borduas nous a montré ses premières gouaches abstraites. Il nous a fait connaître Le Château étoilé d’André Breton4 et le surréalisme. Le cœur chaviré d’émotion, je découvrais un monde nouveau. »
Donnant à voir de nombreuses pièces inédites, l’exposition les relie. Ce que Louise Déry, observatrice passionnée de l’art de Sullivan et commissaire de l’exposition, appelle « une ligne imaginaire » initiée dès les débuts automatistes vers les installations, les peintures, les chorégraphies à partir des années 1990, y est rétabli. Ces œuvres des années 1970 pourraient en constituer rétrospectivement la résultante, et, pour la suite à venir, le sous-texte.
Françoise Sullivan : les années 70 nous fait ainsi prendre conscience des sédiments, des territoires enfouis et retrouvés d’où rejaillissent chez Sullivan les forces vives d’un enchantement.
1 Danse dans la neige (1948) de Françoise Sullivan fait partie de l’exposition collective Surrealism Beyond Borders présentée au Metropolitan Museum of Art, New York, du 11 octobre 2021 au 30 janvier 2022. Les nombreuses œuvres de cette exposition couvrent une chronologie de plus de 80 ans et proviennent de 45 pays.
2 Les propos ont été recueillis lors d’une rencontre avec l’artiste en août 2021.
3 En préface de l’exposition Françoise Sullivan, David Moore. Montréal, Véhicule Art, 1977.
4 Portique à l’automatisme québécois, « Le Château étoilé » paru dans la revue Minotaure en 1936 cumule lieux superposés, paliers de poésie et explications de l’écriture automatique. Breton y décrit au cœur de ce « paysage passionné » l’ascension du volcan du Teide à Tenerife aux Îles Canaries, à l’écoute d’une « musique sous nos pas ».