Geneviève Cadieux au 1700 La Poste
« L’image… donne son objet; mais à la conscience imageante, celui-ci apparaît comme absent. »
Daniel Giovannangeli, 2007, selon Sartre
Le 1700 La Poste présente une exposition des œuvres de l’artiste exceptionnelle qu’est Geneviève Cadieux. Si les œuvres les plus récentes ont été vues à la Galerie René Blouin il y a quelques années, le fait qu’elles en côtoient ici de plus anciennes permet de faire des liens entre les différents processus de création menés par l’artiste au fil du temps. Nous pouvons ainsi mieux pénétrer l’espace sacré de la pensée de Cadieux.
De très beaux textes accompagnent l’exposition. Isabelle de Mévius y prend la posture du regardeur, alors que celui de Ji-Yoon Han évoque, avec poésie, ce qui anime la quête de l’artiste. Les visiteurs de l’exposition pourront donc bénéficier du double point de vue, personnel et érudit, de chaque auteur.
Geneviève Cadieux affirme avoir été influencée dès son jeune âge par le cinéma. Mais, alors que l’image en mouvement, ou l’art vidéographique grand format, prend partout le devant de la scène artistique contemporaine, les photographies de Cadieux font fi des tendances. Si la répétition d’une même image suggère le 24 images/seconde des films sur pellicule en cinéma, cette répétition d’une même photographie va beaucoup plus loin que l’évocation de l’analogique. N’étant ni cinéma ni photographie, le corpus de Cadieux regroupé ici décline le motif jusqu’à le faire disparaître. L’image devient une surface poreuse sur laquelle elle explore les effets et les conséquences des empreintes de palladium et d’or qu’elle y laisse.
La photographie est pour Cadieux une plateforme menant à de multiples matériaux et supports, et en cela, elle ne doit surtout pas être vue comme une finalité. De fait, elle mène vers un invisible, vers une histoire passée ou en devenir. C’est le pouvoir que l’artiste réussi à donner à toutes ses œuvres. Comme si l’âme de l’image émergeait grâce au gros plan. En y regardant de près, l’image s’estompe, faisant place au paysage, un corps-paysage. D’ailleurs, Geneviève Cadieux donne des clés de lecture pour ses œuvres. Il est clair, par exemple, que dans l’œuvre intitulée Rubis (1993), l’œil voyage d’un côté à l’autre du diptyque et assimile le lien entre les deux images.
Une autre dimension du travail de Cadieux interpelle profondément. Il s’agit du lien qu’elle établit entre l’empreinte comme sujet de l’image et le son virtuel entendu de l’intérieur : comme une présence sensible, que celle-ci crée. C’est d’ailleurs ce que dit Ji-Yoon Han dans le texte du catalogue de l’exposition : « comme si mimant les contorsions de l’arbre moi-même je ne pouvais plus me tenir droite ». Pour saisir cette notion, peut-être faut-il se tourner vers la musique puisque celle-ci fusionne le temps de l’interprétation du musicien et l’espace mental d’un voyage individuel marqué par les cicatrices réelles et métaphoriques. Les photographies de Cadieux sont donc virtuellement sonores et, dans certains cas, évoquent la souffrance refoulée ou vécue, soit le bruit de l’agression subie à l’origine de l’empreinte. Elles nous parlent de la dureté de la vie, du temps qui modifie inexorablement les choses et les gens, du mystère que chacun cache dans sa peau, dans ses cicatrices et ses multiples marques.
L’exposition des œuvres de Geneviève Cadieux est toujours un événement fort en soi. Celle-ci ne fait pas exception car elle propose de regarder, et en même temps de se regarder, afin de transcender les souffrances qui empêchent de vivre pleinement.
Comme les arbres de la série Ghost Ranch (2017-2018) se transforment au gré des heures du jour pour bien révéler leur nature toujours aussi impossible chez les uns et les autres, on comprend dès lors que la technique du rehaussement à la feuille d’or ou au palladium est un processus ayant pour but d’excaver l’image et non d’y ajouter de la beauté grâce aux matériaux nobles choisis. Comme la peau-paysage porte une accumulation des traces de la vie, la série Ghost Ranch se révèle dans ce que l’on ne peut pas voir, ses propres empreintes de vie. Celles de la personne qui regarde également et à qui l’œuvre est destinée. C’est comme si l’on se faisait notre propre cinéma. C’est la représentation de traumas : taches rouges dans Rubis et yeux aveugles dans Mère (1992-2020), qui propulsent à l’extérieur de l’image la lucidité de l’artiste.
Un mot sur les œuvres les plus mystérieuses et mystiques de l’exposition. Firmament (2020) et Luna (2016) confirment très subtilement la logique du regard de l’artiste. Elles exigent la concentration, voire l’absorption, de l’image par l’individu en quête de sens. En fait, le ciel, comme s’il voulait révéler la dimension holistique de l’être et de la nature, fait écho au terrestre en laissant deviner ses propres tensions.
L’exposition des œuvres de Geneviève Cadieux est toujours un événement fort en soi. Celle-ci ne fait pas exception car elle propose de regarder, et en même temps de se regarder, afin de transcender les souffrances qui empêchent de vivre pleinement. Elle suggère d’accepter certains traumas, bien enfouis dans chacun, comme des catalyseurs de changements irréversibles.
Une exposition à voir sans faute pour la puissance et la complexité de sa fonction pragmatique.
Geneviève Cadieux
1700 La Poste, Montréal
Du 20 août au 20 décembre 2020