Un couplage d’expositions monographiques aussi inspiré qu’inattendu attirait les foules au bois de Boulogne cet automne, les faisant braver d’interminables queues avant qu’un contrôle de sécurité aéroportuaire ne leur concède l’accès au sanctuaire. Avec son architecture (signée Frank Gehry) aussi tordue que les figures qu’elle abritait, la Fondation Louis Vuitton se prêtait bien à cette confrontation Schiele-Basquiat. Sa plus ambitieuse exposition fut d’abord conçue autour d’un grand nom de sa collection d’art contemporain, Jean-Michel Basquiat (1960-1988). Il fut cependant vite décidé d’adjoindre à ces 120 œuvres occupant ses 5 niveaux le contrepoint au sous-sol d’une rétrospective d’Egon Schiele (1890-1918) présentant une centaine d’œuvres. Cette première incursion de l’institution ouverte en 2014 dans la modernité historique coïncide avec le centenaire de la mort précoce d’un de ses maîtres.

Malgré la distance séparant la Vienne impériale de Schiele du New York new wave de Basquiat, le rapprochement de deux artistes disparus à 28 ans, laissant chacun un œuvre aussi immense qu’intense, n’avait rien d’arbitraire. Avec ses cheveux hérissés en proclamation agressive d’un moi tourmenté, Egon serait même sans doute passé inaperçu comme un punk le long des murs du Lower East Side que Jean-Michel marquait des graffiti de SAMO© avant son tournant vers la peinture en 1980. Basquiat participa d’ailleurs à la redécouverte de Schiele en l’ultime décennie du « court XXe siècle » (1914-1989 selon Eric Hobsbawm) sensible aux derniers feux d’une autre fin de siècle dont Vienne fut le foyer. Non que leur évidente parenté relève d’une filiation explicite, mais bien d’un air de famille pouvant être dégagé entre ces deux génies affrontés.

Egon Schiele, Autoportrait, tête (1910)
Gouache, aquarelle et fusain sur papier 42,6 x 29,6 cm
Ömer Koç
Photo : Hadiye Cangókçe

Une ligne précaire entre vie et mort

Ce n’est certes pas un hasard si le dessin de Schiele, longtemps dédaigné des critiques comme vulgaire griffonnage, commença à être pleinement apprécié en même temps que les graffiti auxquels on les avait parfois comparés. Cette nouvelle ouverture à la spontanéité indisciplinée du street art offrit en effet à Basquiat l’occasion de faire le saut vers la peinture. C’est ainsi qu’il passa de la ligne fluide et unie de la bombe aérosol au trait griffé, à la fois hésitant et puissant, du crayon gras manié sans crainte des repentirs intégrés au rythme syncopé d’une improvisation jazzée. De même Schiele sut-il passer de la ligne ornementale ondoyante de l’Art nouveau à sa propre ligne expressionniste inimitable, un trait d’intensité variable, volontiers corrigé et souligné, avec force frisottis et hachures. Dans les deux cas, le moi singulier se met physiquement en jeu dans l’acte même du tracé, assumant avec courage sa vulnérabilité instable.

Cette ligne de vie est souvent ligne brisée, démarquant précairement le sujet de l’extérieur et contenant à peine les forces explosives qui le traversent. Si cette tension épouse le contour des corps chez Schiele, laissant implicite, en marge claire ou sombre grisaille, la pression du conformisme social et le spectre mortel de la guerre ; Basquiat s’approprie toute une panoplie de signes sociaux de violence ou d’aliénation, mêlés aux symboles de libération, sans distinguer mots et images, pour les fragmenter, les raturer et les réagencer avec la même liberté qu’il dessine ses personnages. Basquiat se signale déjà par une pratique « artisanale » du copier-coller aujourd’hui banalisée, l’intégrant non seulement graphiquement, mais par le collage et la photocopie, comme en écho à l’échantillonnage (sampling) de la scène hip-hop dont il connut les débuts.

Mais déjà l’image choquante d’une jeune vie chevillée à un corps mort conviendrait tant à Basquiat qu’à Schiele, au sens où leur art se nourrissait de la décomposition du corps social où ils se débattaient tous deux.

Écorchés vifs à en perdre la tête

Basquiat donne corps dans son œuvre (où le mot « CORPUS » revient souvent) à cet échantillonnage d’éléments tant linguistiques qu’iconographiques disparates arrachés au discours social. En sens inverse, le corps qu’il dépeint s’apparente parfois explicitement à un assemblage d’organes disjoints, sous-jacent à l’enveloppe corporelle, tel qu’on le trouve dans certaines représentations animales « radiographiques » de l’art traditionnel des aborigènes d’Australie. Son obsession de l’enveloppe corporelle transparente remonterait en fait à un accident de la route. En convalescence prolongée à l’hôpital, le jeune Jean-Michel passait le temps en se plongeant avec fascination dans un livre offert par sa mère : le classique manuel illustré Gray’s Anatomy. Ce traumatisme physique personnel répercute le malheur social lié au corps noir dans Untitled (Car Crash) (1980) où, sous le mot « katalyst », une voiture verte percute un camion de laitier blanc, dont la lettre I de MILK s’efface pour laisser seules paraître les initiales de Martin Luther King. Basquiat souffrait par ailleurs beaucoup (psychologiquement surtout) d’une maladie cutanée. De fait, l’irritation de la peau s’étend au corps social pour le jeune homme en colère contre le racisme ambiant qui fait une maladie de sa couleur. Il est donc déterminé à faire sa marque dans le monde de l’art en y insérant avec éclat la figure noire absente de son histoire comme de son marché.

Comme il sait faire un tableau de tout morceau de bois trouvé dans la rue, Basquiat emprunte volontiers ses motifs pop à la société de consommation, notamment aux genres de la caricature et de la bande dessinée, ce qui lui permet d’exagérer rhétoriquement la conformation du corps. Schiele soumet de même le corps à d’improbables contorsions, inspiré par des pantins désarticulés aux yeux en boutons de bottine ou par un mime ayant appris auprès des aliénés la gestuelle de l’hystérie. Muscles et vertèbres ressortent souvent en couleurs fauves au gré des tensions travaillant ces corps disloqués et comme écorchés, que la guerre mécanisée va faire éclater. Elles culminent à leurs extrémités : parties génitales empourprées, mains se cherchant une contenance en mudras fébriles, têtes au front enflé. Chez Basquiat aussi abondent les sexes « graffitiques », les mains en l’air, et surtout les têtes en suspens. Ces dernières couvrent des murs entiers de l’exposition, telles des crânes aztèques à l’affreux rictus.

Chez Schiele, l’énergie vitale exacerbée gonfle la tête, y concentrant l’aura blanche des contours corporels en une auréole électrique qui peut même la faire flotter, violacée, dans un vide où le corps a disparu (Autoportrait, tête, 1910). Ce mouvement exacerbé parcourt cependant l’œuvre de Basquiat, jusqu’à culminer dans la perte de la tête couronnée par l’apothéose des victimes sacrificielles. On l’y repère aux motifs de la couronne à trois pointes (avec ou sans tête), des lauriers de la victoire, de l’auréole du saint et de la couronne d’épines du Christ. Ces motifs alternés ou combinés désignent tour à tour victimes et héros de l’histoire noire, des esclaves aux boxeurs et aux musiciens de jazz – tel Charlie Parker, à qui Basquiat voue un véritable culte. Il l’identifie au roi martyr Charles the First (1982) dans un triptyque bradant les auréoles à 59 cents sur une couronne « d’épines » (la mention du dieu Thor cachant mal le mot « thorn ») avec l’épigramme : « MOST YOUNG KINGS GET THIER [sic] HEAD CUT OFF. »

Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas (1982)
Acrylique et crayon gras sur châssis en lattes de vois croisées, 152,4 x 152,4 cm Collection particulière Estate of Jean-Michel Basquiat
Autorisé par Artestar (New York)
Photo : Robert McKeever

Nés posthumes d’une mort vivante

Le roi mort jeune est une allusion au destin tragique des génies précoces, qui fauchera Basquiat lui-même. Son dernier tableau, Riding with Death (1988), montre un homme noir chevauchant un squelette sur le même fond gris qu’un portrait d’Andy Warhol « en banane » (Brown Spots, 1984). La mort l’année précédente de ce mentor avec lequel Basquiat avait créé une centaine d’œuvres en collaboration accentuait soudainement l’ombre planant déjà sur la scène new-yorkaise avec le SIDA et la drogue – dont l’abus lui sera fatal. Schiele était de même lié par un rapport d’admiration mutuelle à son maître Gustav Klimt, qui le précéda de quelques mois dans la tombe. Lui-même fut emporté par la grippe espagnole la veille de la dissolution de l’empire austro-hongrois (« La guerre est finie, je m’en vais », dit-il en expirant), trois jours après son épouse enceinte.

La mère morte avant l’enfant qu’elle porte avait été le thème prémonitoire de plusieurs toiles de Schiele, notamment Mère morte 1 (1910) montrant le bébé comme îlot de vitalité éperdue, condamné au sein sépulcral d’une sinistre grisaille. Les corps que peint Schiele sont d’ailleurs souvent parcourus d’ecchymoses verdâtres, comme de moisissures soulignant qu’il tenait la vie pour déjà morte : une mort vivante en quelque sorte. Mais déjà l’image choquante d’une jeune vie chevillée à un corps mort conviendrait tant à Basquiat qu’à Schiele, au sens où leur art se nourrissait de la décomposition du corps social où ils se débattaient tous deux.


Jean-Michel Basquiat Egon Schiele 
Fondation Louis Vuitton, Paris 
Du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019