Guy Arsenault, à la fois peintre et écrivain, est un artiste inclassable, malheureusement méconnu au Québec. Ses textes figurent dans toutes les anthologies de littérature acadienne sérieuses; on dit même de lui qu’il est un des premiers poètes acadiens modernes. Acadie Rock, recueil qu’il a écrit à la fin de son adolescence (entre 16 et 18 ans) et qui a été publié en 1973, est une œuvre majeure. Il y fait preuve d’une liberté inédite dans son travail de la langue, mêlant le chiac et l’anglais au français standard, usant brillamment de la répétition et de l’énumé- ration, passant d’un ton incantatoire à un ton dépouillé qui émeut aux larmes… Mais ce qui impressionne le plus, c’est sa façon d’aborder une réalité jusqu’alors déconsidérée, celle des Acadiens vivant dans la ville de Moncton, à majorité anglophone, et tout particulièrement celle des habitants de son quartier, Parkton. L’acuité amoureuse de son regard – et de son oreille – opère un formidable renversement des valeurs : ce qui était vu jusqu’alors comme assimilé, pauvre et bâtard devient libre, foisonnant et vrai.

Cette transmutation – qui s’effectue dans les deux autres recueils qu’il a publiés (Y’a toutes sortes de personnes, en 1989, et Jackpot de la lune, en 1997) – s’opère aussi dans son travail pictural, qui a malheureusement obtenu peu de reconnaissance jusqu’ici. C’est que les arts visuels imposent des catégories qui n’existent pas en littérature. Comme Arsenault est autodidacte, que ses tableaux présentent souvent des aplats de couleur et qu’il n’use pas de la perspective, on l’a souvent classé parmi les « naïfs » et donc laissé en marge. Son originalité et sa pertinence sont pourtant aussi nettes en arts visuels qu’en poésie.

Je dégage des objets d’une table (1999)
Gouache sur papier 29,25 x 38,75 cm

L’exposition Saynètes dans la picture window, qui comprend environ 75 œuvres, montre la pro- fondeur de sa démarche. C’est la fille de l’artiste, Maryse Arsenault, détentrice d’une maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia et elle-même artiste, qui a conçu cette rétrospective éclairante présentée à la Galerie Louise-et-Reuben-Cohen de l’Université de Moncton. Pour rendre compte du travail de son père, Maryse Arsenault adopte une approche à la fois analytique et intuitive, tenant toujours compte de l’intimité qui fonde leur lien. Dans son texte d’introduction, elle rapporte notamment un conseil qu’il lui a donné : « Des fois il s’agit pas d’ouvrir des bonnes portes, il faut peut-être juste ouvrir les rideaux. »

Ce lien entre l’extérieur et l’intérieur, impor- tant dans la peinture et l’écriture d’Arsenault, a donc servi de guide pour l’accrochage. Le poème d’où provient le titre de l’exposition en fait foi : «Des petites saynètes se passent/dans ma pic- ture window / devant le magasin à su Claudine / Des trucks viennent délivrer / Les enfants d’école viennent acheter des candés / Les réguliers viennent chercher leur journal / D’autres viennent avec des chiens / Et Claudine aux heures que c’est pas occupé / jette un sac de cheesy dans sa cour pour les oiseaux ».

Dans la première salle de l’exposition, le sens de l’observation d’Arsenault et son goût du retrait sont mis en évidence. On y trouve en alternance, et dans une suite ordonnée, de nombreuses scènes d’extérieur (vues de sa ville, de son quartier ou de maisons isolées…) et d’intérieur (cuisine, salon, nature morte…), sans personnages. Arsenault, en saisissant les traits essentiels des lieux où il vit, crée des images graphiquement fortes, claires et structurées. Mais ce travail d’absorption inclut toujours une précarité que laissent deviner les traits hésitants, le dépouillement des formes et le travail délicat des couleurs, souvent pastel. S’inscrire dans l’espace, pour Arsenault, c’est en même temps prendre en compte sa fragilité et sa difficulté d’être au monde, auxquelles se mêlent, bien sûr, celles de la collectivité acadienne, qui a été déportée et qu’on a menacée de disparition.

La porosité des frontières entre l’intérieur et l’extérieur se voit notamment dans les encadre- ments bricolés par Arsenault lui-même, où de plastiques font parfois office de vitre. Plutôt que de jouer une fonction de distanciation, le cadre, brut et coloré, participe de l’image, témoignant de la subjectivité débordante de l’artiste.

C’est toujours de liberté dont fait preuve Arsenault, mais aussi de courage, quand il plonge en lui-même pour dépeindre les états déroutants dans lesquels il a souvent été plongé, notamment à cause de la schizophrénie.

L’isolement de détails est une autre stratégie qu’emploie Arsenault pour dévoiler son rapport affectif à l’espace. Je pense entre autres à cette scène de cuisine, réalisée au crayon-feutre, qui présente tout simplement le trajet hasardeux de dominos laissés sur une table que les joueurs ont désertée. Occupant tout le centre de la composition, cette grande table blanche et ronde est en fait la seule surface non colorée du dessin. En utilisant la réserve comme astuce plastique, l’artiste renforce le sentiment de présence-absence qui émane de la scène.

Dans le paysage de grand format, à la gouache, intitulé Cap lumière, l’inventivité visuelle d’Arsenault est frappante. Ce panorama de bord de mer, où figurent falaise, phare, maisons et poteaux de téléphone, a été créé par l’assemblage de douze feuilles de papier. Alors qu’à gauche les formes sont continues d’une feuille à l’autre, dans la partie droite surviennent des ruptures inattendues. Ces « accidents », acceptés par l’artiste, témoignent de sa capacité d’impro- viser pour que s’éveille le regard.

C’est toujours de liberté dont fait preuve Arsenault, mais aussi de courage, quand il plonge en lui-même pour dépeindre les états déroutants dans lesquels il a souvent été plongé, notamment à cause de la schizophrénie. On le découvre dans la deuxième salle de l’exposition, plus étroite et tamisée, où une trentaine d’œuvres de petit format sont présentées en une constellation vibrante. Certaines œuvres au trait vif, proche de l’esquisse, évoquent des sentiments d’intrusion et d’enfer- mement: espace intime menacé (branches d’arbres s’infiltrant dans une chambre où est alité un per- sonnage) ou oppression du corps par un élément d’architecture (tête prisonnière d’une maison, femme à la robe de briques, personnage coincé entre deux murs). Dans ces scènes poignantes, on voit la distance entre le dedans et dehors s’abolir et un conflit éclater.

La dernière salle de l’exposition réunit les approches descriptive et expressive d’Arsenault en faisant se côtoyer des scènes animées, colorées et festives. L’artiste y aborde avec une grande cohérence esthétique la vie concrète (salon de barbier, danseurs enlacés…) et les rêves (person- nage à la tête en forme de point orange, éléphants à la renverse réunis par la trompe…). Arsenault, on ne sait par quelle magie, nous donne accès à cette source d’étonnement profond que sont pour lui le monde extérieur et le monde intérieur.

«[…] il faut peut-être juste ouvrir les rideaux », dit-il. Alors, une authentique aventure du regard et de l’être commence… 

Monographie

Au début de l’automne, Maryse Arsenault a publié une très belle monographie de l’œuvre de Guy Arsenault : la première ! Elle comprend environ 75 œuvres (dont plusieurs ne faisaient pas partie de l’exposition) ainsi que des textes sensibles et forts éclairants de Maryse Arsenault, Dyane Léger et Sébastien Lord-Émard.

Saynètes dans la picture window
Peintures et dessins de Guy Arsenault
Commissaire : Maryse Arsenault
Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen de l’Université de Moncton
Du 15 juin au 25 septembre 2018