À travers leur série d’installations transdisciplinaires The Novels of Elsgüer (2015-), le duo canado-colombien Laura Acosta et Santiago Tavera crée des environnements immersifs, mêlant notamment les structures textiles de l’une et les réalisations multimédias et interactives de l’autre. Par leurs identités multiples, les artistes articulent au long des différents épisodes les sentiments conflictuels et paradoxaux d’être un peu d’ici et un peu d’ailleurs. À l’instar du mot Elsgüer (elsewhere ou ailleurs en spanglais) présent dans le titre de l’œuvre, le principe de créolisation prend toute sa place dans leurs réalisations et particulièrement dans Episode 4:Camouflaged Screams (2020) présenté à OPTICA au printemps.

Comme l’affirmait l’écrivain Édouard Glissant, « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre.1 » Les pratiques respectives d’Acosta et Tavera s’entremêlent, se répondent sans jamais se perdre. Mêlant le tangible et l’impalpable, les deux amis d’enfance réalisent des installations associant nouvelles technologies, performance et arts textiles. Elles reflètent leurs expériences d’immigrations et interrogent la relation du corps marginalisé (racisé, féminin, queer, migrant) avec l’environnement qui l’entoure et la manière dont l’un et l’autre s’influencent.

Exposé à Montréal du 17 avril au 12 juin dernier, Episode 4: Camouflaged Screams se distingue des épisodes précédents2 de la série qui intègrent réalité virtuelle et animation 3D. Cet opus nous plonge plutôt dans une forêt stylisée composée de (réelles) branches suspendues et de trois projections vidéo à grande échelle mettant en scène des corps vêtus de textiles à motifs de camouflage. Prenant la forme de sculptures textiles aux couleurs vibrantes, ces corps s’intègrent à l’arrière-plan naturel sans pour autant s’effacer. Opérant des chorégraphies lentes, comme si elles étaient caressées par le vent, les créatures fusionnent peu à peu par le biais de procédés techniques qui dédoublent l’image comme dans un kaléidoscope. Quasi psychédéliques, ces effets d’optiques transforment les images originelles en de formes nouvelles qui rappellent notamment celles d’insectes (tête de fourmis et de mantes religieuses, ailes de papillons). À cette manifestation du merveilleux s’ajoute la trame sonore de l’œuvre qui accentue le caractère surnaturel grâce une musique éthérée composée de murmures et de sons dissonants.

Par leurs identités multiples, les artistes articulent au long des différents épisodes les sentiments conflictuels et paradoxaux d’être un peu d’ici et un peu d’ailleurs.

L’utilisation de détecteurs de mouvements dans l’installation offre au public le moyen d’interagir avec les êtres camouflés en passant de l’observation à l’action. La relation qui s’opère entre l’œuvre et l’individu crée une autre dimension où le corps virtuel et le corps réel se connectent, permettant au récit initial de se métamorphoser le temps de l’échange. L’aspect interactif de l’œuvre permet d’insister sur les notions d’appartenance et de collaboration qui sont très chères aux artistes.

La présence étrangement discrète d’un néon orange sur l’un des murs de la galerie, en forme de bouche qui hurle, se détache visuellement de l’ensemble de la composition. Il représente pourtant le titre de l’œuvre – Camouflaged Screams – et rappelle son aspect paradoxal notamment quant à l’hyper (in)visibilité des personnes racisées dans le contexte social actuel. En effet, les cris camouflés – voire étouffés – évoquent les différentes stratégies d’existence et de survie de cet « autre » à qui il est souvent demandé de s’intégrer à un idéal fixe et imaginaire de l’identité, et qui subit les conséquences de certaines injonctions. L’utilisation du camouflage peut être ici perçu comme un moyen de « se fondre dans la masse », mais il peut être aussi décelé comme un outil de résistance et de défense face à ces situations. Le cri en lui-même renvoie, entre autres, à la notion d’urgence et de danger face aux situations d’injustices vécues par tant de communautés racisées récemment. Ici, l’aspect intangible de ces cris qui retentissent malgré tout dans l’espace éveille un sentiment de frustration lorsque certaines revendications ne sont pas entendues, voire ignorées par le reste de la société. On peut d’ailleurs faire un parallèle avec des situations plus globales et de plus en plus pressantes, comme les cris de la nature – face aux activités extractivistes de nos économies mondialisées – qui trouvent encore trop peu d’écho auprès de la classe politique, sans doute plus attentive aux sirènes de la croissance économique.

Avec l’installation transdisciplinaire Episode 4: Camouflaged Screams, le duo Acosta-Tavera insiste sur l’importance de la connexion, de l’échange et de la communauté, un propos qui résonne là encore avec les idées glissantiennes. Ainsi, favoriser la relation et l’appartenance, plutôt que l’extraction et la destruction, pourrait encourager un changement de paradigmes et permettre de poser les premières bases de mondes nouveaux et de nouvelles formes de pensées.

(1) Édouard Glissant dans Frédéric Joignot, « La créolisation du monde est “irréversible” », Le Monde (2011).

(2) Les présentations des épisodes s’effectuent dans un ordre non-linéaire. The Novels of Elsguër, Live despecho (épisode 3) a été présenté lors du festival HTMlles à articule en 2018 tandis que If I saw you I don’t remember (épisode 5) été présenté au MAI (Montréal, arts interculturels) en 2019.


(Exposition)

THE NOVELS OF ELSGÜER (EPISODE 4): CAMOUFLAGED SCREAMS
LAURA ACOSTA ET SANTIAGO TAVERA
OPTICA, CENTRE D’ART CONTEMPORAIN
DU 17 AVRIL AU 12 JUIN 2021