Janneke et moi avons écrit ce compte-rendu en collaboration(1). Nous nous sommes rencontrées dans le cours « Issues in History and Culture: Transversal Modernism/s » enseigné par Professeure Ming Tiampo où nous avons développé une appréciation mutuelle de notre travail intellectuel et où les théories qui figurent dans cet article nous ont été présentées. Le travail de Janneke porte sur les modèles de données en histoire de l’art, elle était emballée par l’approche commissariale multiscalaire d’Amin Alsaden. En tant que productrice culturelle anishinaabe travaillant dans des institutions culturelles canadiennes après la publication du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation(2) de 2015, le fonctionnement interne des institutions qui ont des collections et les obstacles auxquels elles sont confrontées, selon des modalités uniques à chacune mais structurellement similaires, m’intéressent beaucoup. L’exposition d’Alsaden était directe et critique, nous souhaitions prendre plus de temps pour y réfléchir en duo.

Regarder le monde en face qui présentait trente-neuf artistes s’est tenue du 16 juin 2022 au 23 mai 2023 à la galerie Âjagemo à Ottawa, en Ontario. Le commissariat de l’exposition s’articulait autour d’œuvres de la collection de la Banque d’art qui agissent comme des portraits réalisés par des artistes autochtones et racisé·e·s. Ce qui distingue cette exposition des autres expositions similaires, ce ne sont pas les œuvres en tant que telles, mais plutôt l’approche commissariale : le refus d’Alsaden de contextualiser les gestes des artistes comme aspirant à la « visibilité » par un public et des institutions blanc·he·s. Il va plus loin en remettant en question les tendances à l’homogénéisation au sein de « l’inclusion ». Ce faisant, il adopte des stratégies commissariales qui mettent de l’avant les voix des artistes, qui examinent le rôle et les responsabilités des institutions collectionneuses, et qui en discutent.


Le concept commissarial d’Alsaden est tiré d’une proposition soumise pour un appel de dossier réalisé par la Banque d’art dans le cadre des célébrations de son cinquantième anniversaire. Il est important de le souligner puisque d’un point de vue institutionnel, cela indique que la Banque d’art estimait qu’une exposition d’œuvres d’artistes autochtones, noir·e·s et de couleur à l’intérieur de son établissement était représentative soit de l’héritage de ses cinquante ans, soit de ses aspirations pour l’avenir. Le choix de Regarder le monde en face par la Banque d’art était aussi un engagement à faire face à ce qui serait un obstacle fondamental et institutionnel au concept d’Alsaden : c’est-à-dire que ni les données de la Banque d’art ni ses dossiers ne rendent compte de la pluralité des identités des personnes racisées au Canada3. Les obstacles qu’Alsaden a rencontrés en commissariant cette exposition ne sont pas uniques à la Banque d’art. Ils persistent au sein de plusieurs institutions canadiennes, tel que le souligne Anne Dymond dans son livre de 2019 Diversity Counts. Selon Dymond, les dossiers numériques indiquent que la représentation des artistes autochtones et racisé·e·s est décevante. Il existe également une « résistance aux renseignements statistiques » qui se traduit par un manque de prise de conscience4. Les critiques formulées dans ce compte-rendu dépassent les murs institutionnels qui favorisent l’altérité (otherize) et isolent les identités des artistes de leur travail.


Regarder le monde en face rassemble des œuvres qui reflètent une proportion démographique de la population des communautés racisées et autochtones du Canada, avec une représentation trois fois plus importante des communautés autochtones. Pour être en mesure de représenter ce modèle dans l’exposition, Alsaden a été confronté à un obstacle complexe : trouver des œuvres dans une collection qui en compte 17 166, réalisées par 3 178 artistes et qui répondent à ses intentions commissariales, sans avoir accès à des renseignements démographiques cohérents. Ce cas de figure pose de sérieuses questions sur le contenu des collections d’art et leurs bases de données : premièrement, si aucun renseignement d’identification pertinent sur les artistes n’est conservé, comment savoir si une collection, particulièrement une collection contemporaine et nationale, correspond réellement à la dynamique de la population canadienne? Deuxièmement, comment les institutions collectionneuses peuvent-elles assumer la gestion des œuvres faites par des artistes membres de communautés de l’altérité (otherized communities) lorsqu’elles sont elles-mêmes enracinées dans des systèmes faits pour essentialiser ces communautés? Finalement, comment aborder ces divergences aujourd’hui?

Les données sont celles du 31 mars 2022 et elles n’incluent pas les plus récentes acquisitions de la Banque d’art. Ces mêmes données ont été utilisées par Amin Alsaden pour le commissariat de l’exposition. Sources : « Banque d’art du Conseil des arts du Canada » (Consulté en juillet 2023). Banque d’art du Conseil des arts du Canada, « Tableaux de données ouvertes » (Consultés le 31 mars 2023). Conseil des arts du Canada, « La Banque d’art ajoute 72 nouvelles œuvres à sa collection » (Consulté le 3 mars 2023). Gouvernement du Canada, « La Banque d’oeuvres d’art acquiert 55 nouvelles œuvres d’artistes canadiens des diverses communautés culturelles », 23 avril 2009. Infographie de Janneke Van Hoeve


Une présentation chronologique conventionnelle des œuvres reflète leur véritable séquence d’acquisition, mais elle en masque la réalité spatio-temporelle. Tel qu’illustré dans les infographies des pages suivantes, la majorité des œuvres présentées dans cette exposition ont été acquises durant les années 2000. Cela concorde avec les projets d’acquisitions stratégiques de la Banque d’art (ciblant les « arts autochtones » en 2003 et les artistes de « diverses cultures » en 2009). Cet enchaînement suggère un modèle erroné d’acquisition d’œuvres d’artistes autochtones et racisé·e·s au fil du temps. Bien que la majorité de la collection telle qu’elle se présente en 2022 avait été acquise avant 2000 (95 %), seulement environ 31 % des œuvres présentées dans cette exposition ont été acquises entre 1972 et 2000. Nous pensons que cela reflète la manière dont les pratiques de collectionnement de la Banque d’art se sont modifiées avec le temps. Sous la direction de Victoria Henry (1999-2015) et d’Amy Jenkins (2015-aujourd’hui), la Banque d’art a fait des achats selon une orientation stratégique soucieuse des lacunes historiques de la collection. Lorsqu’on prend ceci en considération, il est cohérent qu’environ 60 % des œuvres sélectionnées par Alsaden aient été acquises dans les plus récentes décennies. Dans le texte d’exposition, le commissaire souligne que l’art autochtone est présent dans la collection de la Banque d’art dans une proportion plus grande que l’art réalisé par d’autres artistes racisé·e·s, pourtant cela n’est toujours pas représentatif du nombre ou de l’étendue de la production culturelle autochtone qui se fait au Canada. La mention d’une appartenance à une communauté pour les artistes autochtones peut contribuer à la représentation proportionnellement plus grande dans la collection, qu’Alsaden a identifiée uniquement parce qu’elle est traçable. Un autre élément à considérer est le succès commercial d’artistes majeur·e·s dont les ventes auraient été facilitées par les colons ou leurs descendants qui étaient propriétaires des galeries commerciales durant une période où la Banque d’art avait un budget beaucoup plus libéral.

Source : Banque d’art du Conseil des arts du Canada et Conseil des arts du Canada. Infographie : Janneke Van Hoeve

En entrant dans l’exposition, notre présence physique est amplifiée par l’action que suggère le titre : Regarder le monde en face. L’action de votre regard, et le pouvoir qu’il détient, sont exposés. Cette action possède une signification différente pour chaque visiteur·euse. Qui peut vraiment rencontrer, plutôt que croiser, les regards de ceux et celles qui regardent le monde en face? Quelles relations les textes muraux, rédigés par les artistes dans leur propre voix, tentent-ils d’établir? J’ai ressenti une attirance familière alors que je me tenais devant la pièce Bipolar (2006) d’Howie Tsui. Elle rappelle les exercices de dessin et les discussions thérapeutiques dont mon frère a fait l’expérience à la suite de son diagnostic de trouble bipolaire lorsqu’il était enfant. L’œuvre évoque la tension entre la personnalisation et la caractérisation d’un diagnostic, et j’ai trouvé que l’esthétique flexible et transparente de la pièce exprimait la ligne floue qui les sépare.

Howie Tsui, Bipolar (2006). Encre, acrylique, collage sur mylar. Collection de la Banque d’art du Conseil des arts du Canada. © Howie Tsui / CARCC Ottawa 2023

L’expérience de Janneke nous renvoie à l’importance pour les artistes d’être capable de parler de leurs propres œuvres de la façon dont ils et elles aimeraient parler de leur propre production culturelle, ce qui n’est pas un luxe offert à toutes les personnes qui produisent de la culture. Cela donne l’occasion aux membres de diverses communautés de trouver des résonnances les un·e·s avec les autres, sans pour autant remplacer ou récupérer ces expériences. Il ne s’agit pas de retourner à des notions prescriptives autour de l’art qui cloisonnent les artistes racisé·e·s dans ce qu’ils et elles peuvent adresser comme concepts dans leur travail, ou de rendre leur pratique inaccessible à un public blanc, mais plutôt de reconnaître que la production culturelle des peuples autochtones et racisés au Canada lutte en permanence contre des récits imposés. À l’une des extrémités du spectre, ces récits promeuvent un mythe multiculturel qui efface et amenuise le racisme structurel expérimenté en permanence sur ce territoire. À l’autre extrémité, ils réduisent nos expériences à une simple oppression, et la consommation de notre production culturelle est offerte comme un moyen de s’épanouir et de s’améliorer. Bien que le mouvement ou la période artistique actuelle soit défini comme le « post-modernisme », nous avons toujours un peu de modernisme collé à la semelle de nos chaussures; ce sentiment persistant devient plus palpable sur les planchers grinçants et polis des espaces d’exposition institutionnels. C’est pourquoi nos mots, nos perspectives, nos visions du monde et nos expériences, ainsi que la production culturelle qui reflète toutes ces facettes, sont un cadeau – tout comme l’est le discours critique au cœur d’une exposition comme celle-ci. Sa qualité critique est d’encourager des espaces comme celui-ci à se détourner des fondements néfastes et exclusifs qui sont largement acceptés, et qui, en fin de compte, nuisent également à ceux et celles qui sont à l’intérieur de ces espaces, même si ce n’est pas dans la même mesure qu’aux personnes se trouvant à l’extérieur.

Pour la Banque d’art, il est impossible de combler les lacunes historiques de la collection. La politique d’acquisition actuelle exige que les œuvres aient été réalisées dans les cinq dernières années par des artistes vivant·e·s5. Janneke et moi avons eu de nombreuses conversations en écrivant cet article. Elles ont été difficiles, les réalités bureaucratiques et les grandes questions qui se posent actuellement dans les institutions artistiques canadiennes nous ont parfois découragées ou dépassées. Ce sont les mêmes problématiques qu’aborde de manière frontale Alsaden dans l’exposition : il remet en question ce que signifie collectionner ou acquérir des œuvres réalisées par des personnes racisées sans que ces communautés soient représentées au sein des équipes ou du public, il se demande de quelle manière les collections peuvent rétroactivement poser des gestes réparateurs auprès de communautés qui demeurent exclues, et il tient un discours fondamental sur ce que signifient l’inclusion et la diversité au sein des institutions et des structures coloniales. Nous retournions constamment au travail d’Alsaden, vivifiant dans sa volonté de relever de nouveaux défis et de multiplier les possibilités. Dans son texte commissarial, il imagine des gens partageant l’action de regarder l’avenir en face6. Les institutions artistiques, comme le suggère son exposition, peuvent se tourner vers les communautés dont elles exposent les œuvres, pour accueillir et exercer efficacement un pouvoir collectif qui pourrait nous faire basculer tous et toutes dans un avenir pluriversel.

Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée ici.

1 Afin de mettre en évidence les deux voix de l’article, le texte en italique a été écrit par Franchesca Hebert-Spence et le texte en caractères romains par Janneke Van Hoeve.
2 Pour des liens vers tous les rapports de la Commission, consultez : nctr.ca/documents/rapports/?lang=fr.
3 L’affiliation communautaire existe pour les artistes qui sont autochtones sur l’Île de la tortue; nous y reviendrons plus loin.
4 Anne Dymond, Diversity Counts: Gender, Race, and Representation in Canadian Art Galleries (Montréal et Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2019), p. xii.
5 Banque d’art du Conseil des arts du Canada, « Lignes directrices : programme d’acquisition de la Banque d’art », banquedart.ca/la-collection/lignesdirectrices-programme-dacquisition-de-la-banque-d-art.
6 Amin Alsaden, « Regarder le monde en face : démarche du commissaire », Conseil des arts du Canada, conseildesarts.ca/a-propos/ajagemo/regarder-le-mondeen-face/demarche-du-commissaire.


REGARDER LE MONDE EN FACE
COMMISSAIRE : AMIN ALSADEN
GALERIE ÂJAGEMÔ, OTTAWA
16 JUIN 2022 AU 22 MAI 2023