(In)volontairement vulnérable : regard sur l’œuvre d’Alex Pouliot
Cet été, les commissaires Margot Chambon et Sarah Kitzy Gineau-Delyon réunissaient le travail d’artistes sous le signe de la trace, au centre culturel Georges-Vanier. Le titre de l’exposition Œdème annonce la dimension charnelle et troublante des œuvres, alors que le texte de présentation propose autrement une forme de célébration : « une ode au passage du temps et de la vie ».
Au vernissage, on s’intéresse aux ecchymoses, aux confidences heureuses et inconfortables. Parmi les œuvres de Nana Quinn, Elyse Lewis, Michaëlle Sergile et Diyar Mayil, Alex Pouliot expose un texte, une installation et une photo graphie plutôt saisissante. Je (ne) t’oublierai (pas) (2021) se distingue par ses qualités formelles ambivalentes. Au centre des omoplates de l’artiste est gravée une lettre d’amour lui étant adressée1 ; transcrite par une technique de tatouage dont le sang subroge l’encre2. D’un point de vue subjectif, la douceur et l’abject sont les mots les plus près du sentiment face à la blessure.
Dans ses communications web, Pouliot introduit ouvertement son travail qu’il définit par l’interdisciplinarité. Il affirme s’intéresser aux « processus de représentations et d’archivage du sensible à travers le récit de soi »3. Dans le cas de Je (ne) t’oublierai (pas), ses aptitudes d’adaptabilité sont à l’écoute de deux besoins bien précis : celui de l’instantanéité et celui de la documentation. L’œuvre est le premier cliché d’une série de vingt-huit impressions retraçant un processus de guérison. La photographie est ce médium par excellence que l’on sait capable de capturer le moment présent. Au contraire de l’approche ambiguë des artistes postmodernes, l’appareil est pour Pouliot un « moyen pratique d’inscrire dans la réalité l’apport de [son] expérience »4. À dessein de saisir le réel, il est aussi un dispositif qui le tient, sans ironie, distant de la manipulation des images. En témoigne le titre de l’œuvre, alors qu’il réfère aux derniers mots de la lettre. Les parenthèses apparaissent et déclarent, chargées d’optimisme, Je t’oublierai. Le traitement apporté aux documents originaux est comparable au respect des historiens pour les sources primaires. Une fine attention est prêtée à leurs propriétés. Le format de l’œuvre est, ici, fidèle à sa dimension corporelle, de même que le tatouage correspond à celui de la lettre.
Ces moyens archivistiques sont excessifs et complexes. En ayant été conservée, la lettre se change en archive et est soumise à la préservation, en l’occurrence celle de la promesse d’amour. L’artiste confesse qu’au moment où ledit poème est retrouvé, il réalise que la signification s’est perdue avec le temps. Bien que la valeur ne soit plus la même, l’objet est, tout comme un lieu de mémoire, la trace d’une mémoire vivante5. En quoi la réactualisation du passé participe-t-elle donc au processus de guérison ?
L’œuvre et la blessure
L’approche artistique d’Alex Pouliot dénote un discours romantique lorsque l’œuvre est abordée selon l’inconcevable mesurabilité de la disparition des lésions à celle d’une peine d’amour. D’un point de vue plus rationnel, la documentation de la cicatrisation présente plutôt des analogies à celles des observations médicales. De fait, la douleur à laquelle il se soumet n’est pas sans rappeler les performances de la mise à l’épreuve du corps s’exposant à la vulnérabilité. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un geste automutilatoire, les théories psychanalytiques du délire pathologique d’introspection offrent des clés de lecture pertinentes et considérables. Stefano Ferrari explique la souffrance infligée volontairement par une tentative de réduire une tension accumulée. L’objectification de la douleur serait une manière de rationaliser les émotions. En réponse au besoin de contrôle, le sujet devient ce que nomme le professeur « il regista della situazione » (le maître de la situation)6. On en conclut que la cicatrisation serait le moment où s’effectue le glissement de la régénération physique vers l’acquisition d’une nouvelle identité. Et que, si les lésions au dos de l’artiste matérialisaient la douleur émotionnelle, la cicatrice symboliserait par conséquent le rétablissement.
À travers la mise en scène de sa blessure, Pouliot exprimerait-il une condition existentielle ? Le cadrage anonymise et fait de lui un protagoniste auquel il est possible de s’identifier. Ce partage du sensible aborde essentiellement la force morale au cœur de la notion de courage. Les représentations de héros dans la tradition figurative ont notamment pour attribut principal la blessure. Au cours de l’histoire de l’art, la mythologie chrétienne investit fortement dans les figures du martyr. Bien entendu, le Christ est celui qui incarne au mieux le geste du sacrifice. La Légende dorée (1261-1266) dépeint en revanche des récits plus près du dévouement que semble révéler Pouliot. D’un œil contemporain, l’ouvrage présente des caractéristiques propres à une campagne de terreur, mais est plus communément considéré comme l’un des grands recueils de textes liturgiques du XIIIe siècle. Destiné à perpétuer la bonne nouvelle, il raconte les supplices en vertu de l’exaltation de la foi. L’histoire de Saint-Laurent est d’ailleurs particulièrement éloquente. Tel que le veut la tradition, le diacre obtient son statut de sainteté par la torture. Au sein d’une pinac othèque, Laurent de Rome est facilement reconnaissable. Les tableaux de peinture le reproduisent sur le gril de fer. L’objet est de fait une référence à l’instant où il insiste pour être retourné, voulant s’assurer de bien rôtir des deux côtés.
La glorification de ce modèle héroïque est à l’époque justifiée par les actions de grâce. Le XVIe siècle est véritablement marqué par l’Église qui fait de ces représentations de martyrs des images de culte, suite à l’imposition d’un programme d’endoctrinement lors de la troisième séance du concile de Trente. Le phénomène qualifié de providentiel pour les brebis égarées n’est en réalité que le produit de la sacralisation.
Le pouvoir de l’image est dans le cas d’Alex Pouliot celui de la réception. L’exposition Œdème a été pour certaines personnes l’occasion de faire d’émouvantes confidences aux artistes. La douleur exposée encourage réciproquement à « partager le sensible ». Le dévoilement de l’espace privé de Je (ne) t’oublierai (pas) est cela dit un jeune sacrifice à l’égard de ses propositions à venir. Il poursuit doucement une démarche qui s’annonce anti-archivistique. L’œuvre d’art sous forme d’archive détient une vérité dont l’effacement serait comparable à un suicide historique, selon Paul Ricœur7. En demeurant dans les interprétations, réveiller une blessure pour documenter sa guérison était peut-être le moyen pour l’artiste de dire au revoir à l’espoir d’un retour.
1 Retranscription de la lettre : « Te quitter, me perdre, nous retrouver. Nos quelques instants creusent une absence inouïe [sic] C’est dur de dire ce que tu signifies ! Tu me manques, tes yeux, ta peau, ton dos, tes odeurs, déjà, Pense à moi, si tu peux [sic] Je ne t’oublierai pas. Vincent »
2 En entretien, il confie plus intimement que cette lettre est retrouvée au moment où il effectuait des recherches en vue de sa participation à la 4e édition de Artch, art contemporain émergent. L’intention initiale en vue de cette exposition était de présenter seulement son recueil de poèmes doucement les corps (2019). D’une touchante sensorialité, la publication est dédiée à l’auteur de la lettre.
3 alexpouliot.net
4 Susan Sontag, La photographie (Paris : Seuil, 1979), p. 19.
5 Notion théorisée par Pierre Nora. Voir Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire : la problématique des lieux », Les lieux de mémoire, vol. 1 (Paris : Gallimard, 1984), p. XXV-XXXIV.
6 Sara Ugolini, Nel segno del corpo. Origini e forme del ritratto ferito (Liguori : Napoli, 2009), p. 26.
7 Paul Ricœur, « Archives, documents, traces », Temps et récit, vol. III (Paris : Seuil, 1978), p. 171-183
(Exposition)
Œdème
Artistes : Alex Pouliot, Elyse Lewis, Nana Quinn, Michaëlle Sergile
et Diyar Mayil
Commissaires : Margot Chambon et Sarah Kitzy Gineau-Delyon
Centre culturel Georges-Vanier, Montréal
Présentée en partenariat avec Artch
Du 7 juillet au 24 août 2022