Isabelle Hayeur – Visions doubles en eaux troubles
Sur la lancée de sa série Excavations, Isabelle Hayeur poursuit, avec Underworld, la mise en lumière des soubassements du mode de vie nord-américain. Il s’agit d’une suite de photo-manipulations simili documentaires qui nous entraînent hors de la zone de confort que procure l’American Way of Life au prix de dévastations refoulées sous le seuil du visible.
Certaines Excavations laissaient deviner des bungalows se profilant derrière de profondes tranchées de terre meurtrie par le développement banlieusard, perçu comme bouleversement géologique. Cette approche en contrebas est, avec Underworld, poussée plus loin, jusqu’en aval des nuisances industrielles : précisément dans l’élément liquide où elles se concentrent loin des regards et qu’Hayeur n’a pas craint d’investir pour les faire voir. Elle replonge ainsi aux sources de sa démarche voulant dénoncer les dégradations progressives des rivages familiers de sa jeunesse en banlieue de Montréal. La face cachée du développement suburbain apparaît sous la surface d’autres eaux troubles du continent, qu’elle explore munie d’un caisson étanche pour son appareil photo. Les images récoltées flottent entre deux eaux, conjoignant des vues sous-marines glauques à une lisière glanée ailleurs au niveau des vagues, de sorte que ceci explique cela — ou plutôt le problématise
Flottement du sens, fusion des sens
Le spectateur est donc mis dans la position inconfortable de flotter entre des interprétations discordantes de ce qu’il voit et ressent. Passe encore que la grève de Port Richmond (NY), d’où il épie un bucolique bungalow se profilant derrière la berge, mêle aux coquillages un linceul de plastique. Malgré l’élégance Art déco des constructions visibles du fond d’un canal navigable de Floride dans Manatee Drive 2, après un moment d’hésitation, il devra bien se résoudre à voir tout autre chose que le lamantin éponyme en cette forme équivoque surgissant sous l’objectif de notre Cousteau des effluents…
En élargissant le panorama à la Chemical Coast du New Jersey pour prendre la démesure de l’iceberg industriel dont émergent les banlieues résidentielles, on pourrait en revanche être séduit par sa majesté rehaussée de pimpants nuages dans un ciel bleu, si l’on ne savait que le flou poétique des eaux privées d’oxygène trahit d’autant mieux cette Absence de vie dont l’humanité n’est pas à l’abri. Les vues plus rapprochées du cimetière marin de Rossville (Staten Island) dans Death in Absentia rappellent que cette condamnation l’englobe elle aussi, livrée avec ses bâtiments à la déliquescence entropique d’une grisaille post-apocalyptique.
Pourtant, l’ampleur des processus anthropiques rejoint pour s’y fondre celle des processus naturels, qui n’ont cure d’être appauvris par eux : Mangrove s’abreuve d’eaux mortes et la canopée verdoie par-delà Blackwater. On en vacille entre l’extase de la fusion avec l’innocence du devenir, retrouvée dans l’élément naturel à nos yeux — corps aqueux baignés de larmes —, et le frisson du contact avec la part d’ombre de notre présence au monde. Car ce monde ne saurait être maintenu à distance par le regard tactile que nous confère Hayeur pour sonder ses troubles profondeurs.
ISABELLE HAYEUR – UNDERWORLD
Galerie Division 2020, rue William Montréal Tél. : 514 938-3863 www.galeriedivision.com
Du 27 août au 1er octobre 2011