« L’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel l’homme extériorise ce qu’il est […], tel qu’il se découvre par la pensée. » (Hegel, Introduction à l’esthétique : Le Beau, vol. I (Paris : Flammarion : 1979), p. 61)

Dans le cadre du centenaire de la naissance de Jean Paul Riopelle, le Centre d’exposition de Val-David propose deux événements qui se répondent en écho. Les eaux-fortes de Riopelle côtoient ainsi les sculptures et les bas-reliefs d’Isabelle Leduc. Quoi de plus naturel puisque les parents de celle-ci, Fernand Leduc et Thérèse Renaud, ont signé le Refus global et qu’enfant, leur fille fut baignée dans l’art de la poésie et de la peinture?

Mais au-delà de ce qui est ici vu, c’est de sa propre identité, part invisible de ce qui l’anime comme artiste, qu’elle nous parle. Par le choix de la matière fait main, par la gamme de couleurs, par les formes qui s’emboîtent les unes dans les autres, et par le pouvoir d’évocation archétypale de celles-ci, il est possible de s’immiscer dans l’archéologie de la recherche de Leduc. C’est grâce au regard scrutateur que le public excave, sous une accumulation de couches de papier mouillé enduit de pigment, une lumière toujours présente, mais bien enfouie au fond des interstices. Comme une trace de vie, l’union de la couleur et de la lumière génère la forme jusqu’à ce qu’un équilibre ou un état de l’œuvre soit atteint. C’est bien là que réside et se révèle l’identité de l’artiste, son propre désir de saisir l’essence des choses. Le paradoxe est qu’en superposant des couches de papier coloré, elle fait voyager le visiteur jusqu’à la source de sa motivation – sa quête, en quelque sorte.

Avec une carrière de plus de quatre décennies, Leduc nous a donné nombre d’indices de lecture pour comprendre ce qui fait vibrer ses œuvres. Un travail à l’unisson, comme le titre de l’exposition l’indique, une voix sourde qui émerge par suite d’un processus intuitif. Pourtant, les dispositifs formels qui naissent d’une illumination de la couleur mille fois peaufinée, bien qu’abstraits, intègrent des archétypes ou des formes habitant déjà le cerveau humain.

L’exposition s’ouvre sur une déclaration d’amour d’un père à sa fille. Un texte qui rappelle la mémoire d’un moment heureux. Au bas d’une aquarelle, Fernand Leduc écrit qu’Isabelle suçait les cailloux salés. Cette œuvre réveillant le passé est signée : « ton père qui t’adore ». Deux époques se superposent ici, celle évoquée dans ce souvenir et celle de l’exposition, dans le cadre de cet événement commémoratif. Se pourrait-il alors que le temps soit au cœur même des préoccupations de l’artiste et que ses œuvres en soient la matérialisation? Pas uniquement la mesure du temps comme telle, mais une perception chargée de souvenirs et de moments empreints d’émotion. Nous savons que l’été, Fernand Leduc cherchait la lumière d’Italie pour la capturer discrètement dans ses peintures et la contenir en sourdine. Isabelle reprend à sa façon l’héritage de son père. Une lumière oscille sous la matière, qui laisse à peine quelques espaces de découverte. Sur cette question, la poète Thérèse Renaud écrit : « dans un désir intériorisé / l’instant d’un regard / éclaire l’univers1 ». Sans parler d’influence, il est ici possible de discerner les préoccupations existentielles de sa fille et la manière dont elle les transcende. Comme son père qui accumulait les couches de couleur, Isabelle superpose les surfaces de papier en prenant soin d’y laisser des traces, celles d’un savoir-faire manuel.

Vue de l’exposition À l’unisson d’Isabelle Leduc (2023). Centre d’exposition de Val-David. Courtoisie d’Isabelle Leduc

L’ensemble des formes génère une circulation, car le dispositif offre une part active au public : le visiteur ou la visiteuse effectue son propre cheminement et puise dans sa mémoire des parcelles de vie qui ajoutent un sens à ce qui est donné à voir. Sensuelles par leur imbrication accomplie ou potentielle, elles font naître un tout équilibré. Des formes qui ont jadis fait un ou qui s’uniront à nouveau dans l’avenir. L’artiste rend ici hommage à la stabilité, mais pas seulement, car certaines œuvres suggèrent le mouvement, voire un déplacement, dans l’espace. Comme une constellation d’étoiles qui détermine une trajectoire, dans ce cas précis, le regard s’anime et se lance vers le haut. Chaque section est une empreinte du temps qui élève la pensée et qui met en scène un jeu de lumière sur des surfaces en bas-relief.

En raison de l’utilisation de la matière dont sont composés ces bas-reliefs, qui appelle une manipulation complexe, on comprend que l’artiste en explore la malléabilité pour exprimer un moment, son humeur, sa pensée : la manifestation d’un invisible que seul l’art permet de révéler et de matérialiser. L’œuvre qui s’intitule Paire bleu-violet (2010) incarne le désir d’envol dont il est question. Une fascination pour le vaste univers : tout en demeurant à l’échelle humaine, elle nous laisse entrevoir l’immensité de ce qui peut être. Là encore vit la lumière du peintre, celle que cherchent le père et la fille.

Le temps se trouve à nouveau évoqué par les sphères creuses et texturées. Il est alors question d’une archéologie personnelle à Isabelle. D’un trio familial à la base de l’épanouissement de son art. Fernand Leduc a un jour raconté que la naissance de son petit-fils fut pour lui une joie si grande que sa création en fut empreinte pendant longtemps. Ici, sa fille fait vivre ses propres moments. Comme une pièce de poterie qui ne peut être ce qu’elle est sans passer par le feu, ce trio de vasques nous ramène aux fondements de ce qui motive la recherche d’Isabelle. La transmission du temps, la capture impossible de celui-ci. Sa pratique tente de se situer en regard de sa généalogie et de sa descendance, consciente qu’elle est de l’importance de sa famille dans l’histoire de l’art. D’abord préoccupée par le cosmos, elle traduit ensuite par son travail l’attraction de la terre, plongée dans la matière et la couleur, comme si, au-delà de ce qui est vu, l’important était de l’ordre du philosophique ou de ce qui la lie au passé, au présent et au futur. Dans le vertige qu’esquisse Fernand Leduc et dans les splendeurs des sphères que décrit la poésie de Thérèse Renaud, Isabelle Leduc s’ancre dans l’histoire visible et invisible en affirmant simultanément sa différence et ses similitudes existentielles.

Vue de l’exposition D’où ce que tu sors ? de Jean Paul Riopelle (2023). Atelier du Scarabée de Bonnie Baxter, Val-David. Courtoisie d’Isabelle Leduc

1 Thérèse Renaud, « Dix jours en un instant », dans N’être (Montréal : Éditions des Intouchables, 1998), p. 29.


À L’UNISSON
ISABELLE LEDUC
CENTRE D’EXPOSITION DE VAL-DAVID
DU 24 JUIN AU 6 SEPTEMBRE 2023