Jean Paul Riopelle : imaginaire du Nord et cultures autochtones
Les médias ont fait grand cas du penchant qu’avait Jean Paul Riopelle pour la nature et les grands espaces. À l’affût du gibier ou en quête de poisson, le peintre a sillonné la forêt boréale et s’est aventuré au-delà, jusqu’aux territoires éloignés du Nunavik et du Nunavut. En revanche, nous connaissons moins l’homme de culture, l’artiste fasciné par les collections d’objets autochtones de ses amis parisiens, le créateur inspiré par la sonorité des langues des Premières Nations et des Inuits, lui qui fréquentait les expositions ethnographiques et lisait des textes d’anthropologues tel Claude Lévi-Strauss, Jean Malaurie et Marius Barbeau.
L’exposition Riopelle : À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones explore deux sources d’inspiration significatives mais peu étudiées jusqu’ici dans l’œuvre du peintre, soit la nordicité et l’autochtonie. D’entrée de jeu, le monumental Point de rencontre – Quintette (1963) de Riopelle – le titre évoque le nom de la ville de Toronto en langue wyandotte – et Un cadeau de Doreen (2016-2019) de Duane Linklater, un artiste cri de la nation Omaskêko Ininiwak, donnent le ton. En effet, aujourd’hui, un établissement muséal associé à une collectivité dominante ne peut traiter de la culture d’un peuple minoritaire sans que des membres de cette communauté soient invités à la table des discussions. Pour comprendre la subtilité des points de contact entre Riopelle et l’autochtonie, pour les replacer dans une trame historique spécifique au peintre, les commissaires se sont donc associés à divers experts, historiens de l’art, anthropologues et artistes issus notamment des communautés inuite, yupik, crie ou wendate. Des objets anciens et des œuvres d’art autochtones contemporaines éclairent le parcours ponctué des peintures, gouaches, sculptures et lithographies de Riopelle, dans un dialogue enrichi par une abondance de documents d’archives.
Quand Jean Paul Riopelle quitte Montréal à la fin de 1946, il ne connaît des nations autochtones guère plus que les clichés dont la culture populaire abreuvait la jeunesse de l’époque. À Paris, il s’intègre au cercle des Surréalistes avec lesquels il expose dès 1947. Parmi eux, l’écrivain et poète André Breton, la sculpteure Isabelle Waldberg, l’historien de l’art Georges Duthuit et le critique Robert Lebel ont ramené de New York, où ils ont fui la guerre, d’étonnantes collections de masques et autres objets yupiit et tlingit en provenance de la côte Nord-Ouest du Pacifique. Ils sont captivés par ces objets dont le caractère animiste, la dimension « magique » – voire l’humour noir – font écho à leur propre exploration de l’inconscient libéré du contrôle de la raison.
Dans la préface qu’il cosigne pour une exposition monographique à la Galerie Nina Dausset, en 1949, André Breton voit dans la production de Riopelle « l’art d’un trappeur supérieur ». Dans un élan poétique, il pressent chez le jeune Canadien une affinité avec le pouvoir mystérieux de l’artiste autochtone. Chez Georges Duthuit, des photographies d’archives en témoignent, art autochtone et art moderne cohabitent, les masques yupiit se partageant les murs avec une huile de Riopelle de 1954. Duthuit compte parmi les commentateurs les plus marquants du peintre en début de carrière. Dans la foulée d’une amitié teintée d’admiration réciproque, il prête à son protégé des masques de sa collection personnelle et l’invite à collaborer à un projet d’édition sur l’art de la côte Nord-Ouest.
Avec leurs titres explicites, exposées en compagnie de masques et autres objets yupiit, gitksan, tlingit et tsimshian, les gouaches des séries Masques esquimaux (1955) et Sous le mythe de Gitksan (1956) illustrent cette période de découverte chez Riopelle. Mais que faut-il voir, dans les compositions abstraites de Riopelle, par-delà les titres ? La vigueur de la touche ou la main assurée du créateur, observables autant dans l’œuvre peinte que dans certains masques sculptés où se distinguent encore les traces de l’outil ? La danse trépidante des rouges, des bleus, des jaunes, en contrepoint aux couleurs passées des objets anciens ? Dans son essai, Guy Sioui Durand rapproche Riopelle de « la figure amérindienne du trickster, dont les récits invraisemblables se fondent sur la ruse, les pièges, les ambiguïtés1 ». La comparaison a de quoi séduire : Riopelle, trappeur supérieur, trickster, semble jouer de finesse, de ruse et d’humour dans une quête expressive où il contourne habilement les pièges d’une figuration jugée éculée par ses contemporains.
L’exposition Riopelle : À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones explore deux sources d’inspiration significatives mais peu étudiées jusqu’ici dans l’œuvre du peintre, soit la nordicité et l’autochtonie.
La nordicité, telle que ressentie par le peintre depuis sa patrie d’adoption, se manifeste de manière semblable, par des titres porteurs d’une ambiguïté fertile. Blizzard sylvestre, un spectaculaire tableau de la série des « mosaïques », a été créé à Paris en 1953. Blizzard sylvestre… les mots piègent l’œil ! Impétueux, le geste pictural devient rafale de vent, la blancheur du pigment soulève une neige inattendue menaçant de couvrir le vert feuillage de la forêt boréale, quelques traits noirs évoquent l’horizon disparaissant dans l’opacité du blizzard… L’expérience de la nordicité suggérée par le titre n’explique pas le tableau, une œuvre purement abstraite, autant qu’elle en décuple la force d’évocation.
À compter de la fin des années 1960, Riopelle revient de plus en plus fréquemment au Québec. Il multiplie les excursions de pêche et de chasse. En 1969, il effectue un premier séjour à Pangnirtung, sur l’île de Baffin, en compagnie de son ami radiologue Champlain Charest et du galeriste Theo Waddington. Il y retourne en 1971 et, en 1972, il entreprend un voyage de chasse sur la côte est de la baie James et de la baie d’Hudson. L’expérience vécue s’ajoute au savoir livresque. N’empêche, les jeux de ficelle qui l’occupent à compter de 1971 tirent leur origine d’un livre, Les jeux de ficelle des Arviligjuarmiut de Guy Mary-Rousselière (1969). Dans son atelier de Meudon, comme un jeune Inuit qui raconterait une histoire en manipulant sa ficelle du bout des doigts, Riopelle s’invente un graphisme fluide fait de signes dont le sens se transforme ou s’estompe au fil du jeu.
En 1974, il fait construire son atelier de Sainte- Marguerite-du-Lac-Masson, à deux pas de la résidence de Champlain Charest. Les expéditions de chasse se succèdent dans les territoires cris de Mistassini, au Nunavik à la rivière Akilasakalluq et encore à Pangnirtung. La riche sonorité des langues autochtones résonne dans les titres des Micmac (1975) , Mitchikanabikong (1975), Muscowequan (1976) et autres tableaux abstraits, les syllabes coulant et s’entrechoquant à l’image de la couleur sur la toile.
L’expression de la nordicité culmine dans le triptyque Pangnirtung (1977). Des masses contrastantes de blanc et de noir envahissent l’espace du tableau, images persistantes d’une région côtière parsemée de glaces. Ici, la palette réduite, où noirs et blancs se fondent en une infinité de gris, évoque les subtiles nuances du paysage arctique. Dans la série des Icebergs, Riopelle avance sur la mince ligne séparant l’abstraction de la figuration. Dans l’instant présent, celui de la création de l’œuvre, il laisse transparaître le souvenir de sensations éprouvées, de paysages visités.
« Riopelle est un homme de son temps, affirment les commissaires Andréanne Roy, Jacques Des Rochers et Yseult Riopelle, et son époque n’était pas encore aux remises en question de la part de la culture dominante. Les rapports interculturels entre Euro-Canadiens et Autochtones ne faisaient pas alors l’objet du réexamen “postcolonial” actuel2. » Ils ont choisi pour la dernière salle de l’exposition quatre lithographies, des dessins à la pointe d’argent et l’album Lied à Émile Nelligan (1977-1979), où Riopelle s’approprie littéralement des images issues de plusieurs cultures autochtones. Des œuvres imprégnées d’admiration, certes, conçues en geste d’hommage. En exposant la filiation de ces emprunts, en offrant ses cimaises aux objets cités et en redonnant la parole aux membres des communautés impliquées, le musée propose une relecture empreinte d’actualité, une stratégie pour le rétablissement d’un dialogue interculturel fructueux.
(1) Guy Sioui Durand (2020). « Riopelle parmi les Onkweonwe », dans Andréanne Roy, Jacques Des Rochers et Yseult Riopelle (dir.), Riopelle : À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones, Montréal : Musée des beaux-arts de Montréal ; Milan :
5 Continents Editions, p. 102.
(2) Andréanne Roy, Jacques Des Rochers et Yseult Riopelle, « Riopelle et l’appel du territoire : une aventure entre deux continents », dans Ibid., p. 40.
(Exposition)
RIOPELLE : À LA RENCONTRE DES TERRITOIRES NORDIQUES ET DES CULTURES AUTOCHTONES
COMMISSAIRES : ANDRÉANNE ROY, YSEULT RIOPELLE ET JACQUES DES ROCHERS
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL
DU 25 NOVEMBRE AU 12 SEPTEMBRE 2021