Joan Mitchell – Jean Paul Riopelle
Duo / Duel
Jean Paul Riopelle Large Triptych, 1964 Huile sur toile 276,4 × 643,7 cm Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, DC. Don de Joseph H. Hirshhorn, 1966 (66.4268) © Succession Jean Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo : HMSG, Smithsonian Institution, Washington, DC, Cathy Carver
L’exposition Mitchell / Riopelle, un couple dans la démesure place côte à côte et face à face les œuvres de deux personnalités également fortes, fières, volcaniques qu’anime un même attachement farouche à leur art.
Quand ils se rencontrent à Paris durant l’été 1955, Riopelle et Mitchell ont à peu près le même âge ; lui est né à Montréal en 1923, elle à Chicago en 1925. Ces jeunes trentenaires ont déjà fait leur marque dans l’art abstrait. Riopelle jouit d’une solide réputation et de relations internationales confirmées à New York. Joan Mitchell n’est pas en reste. Jeune femme indépendante, elle s’est imposée dans le groupe des Expressionnistes abstraits. Elle possède un atelier bien à elle depuis août 1952 (au 60 St Mark’s Place), où elle peint surtout la nuit des tableaux de grand format qui révèlent l’influence d’Arshile Gorky et de Wilhelm de Kooning, deux Américains d’adoption. Son deuxième solo, en avril 1953, est commenté par James Fitzsimmons en des termes qui rappellent les métaphores employées à Paris pour évoquer la peinture de Riopelle : expression de « l’ère atomique, où des faisceaux d’énergie rebondissent sur les murs et ricochent dans l’espace2 ». Toutefois, la comparaison s’arrête là où commence l’analyse de la structuration des toiles et du traitement des pigments.
Des différences
Chez Joan, le mouvement tourbillonnaire (centripète) tend à agréger les traits noirs et colorés en suspension sur un fond clair, vers le centre du support. La masse des touches légères peintes à bout de pinceau effleure la toile avec des transparences d’aquarelle. L’air circule dans le vide blanc, autour et dans l’écheveau des fils colorés. Les lignes tendent vers la courbe, se rabattant sur elles-mêmes, ou à l’approche des bords, particulièrement quand elles se démêlent et s’étalent en surface, occupant l’espace all over à la manière de Pollock (Piano mécanique, 1958). Ce desserrement de la texture correspond à une attitude plus ouverte, plus « cool » dans la vie et dans l’œuvre, au contact du Canadien qui partage enfin sa vie dans l’appartement de la rue Frémicourt. Depuis le début des « mosaïques », son all over à lui est un all out, débordement tous azimuts des bords et des angles3 selon les directions, les lignes fermement orientées de la structure : horizontale, verticale, diagonale, croisées en étoiles, constellations en instance d’explosion centrifuge (Landing, 1958). Il en résulte une pulsation, une alternance de concentration et de dilatation qui captive / capture le regard.
C’est sur le plan de la matière picturale que la différence entre les deux artistes saute aux yeux. « On m’a dit que j’en mettais trop… C’est parce que je ne sais pas peindre. Quand je peindrai mieux, j’en mettrai moins4 ! » Flèche assassine qui lui reste en travers de la gorge, décochée par Joan en colère ? Inversement, Joan dilue à l’extrême ses pigments, faisant un usage immodéré de la térébenthine pour obtenir un médium liquide, translucide, propre au « dripping ». À tel point que dès leur rencontre, Riopelle s’adonne à la gouache, pour en mettre moins, grâce à cette matière plus fluide et ductile. Le 10 janvier 1956, il écrit à Joan retournée à New York : « … ces grandes gouaches de 3 feet x 3 ressemblent à des tableaux de toi, mon amour. » (Gitksan) Il renchérit dans une missive subséquente : « je suis devenu ton élève modèle4 ». Sa matière picturale n’en demeure pas moins très épaisse, au point qu’il la triture au couteau, la sculpte quasi en bas-relief, jusqu’à passer à la sculpture sans solution de continuité, donc beaucoup de temps à l’atelier de Meudon qu’il partage avec la sculpteure Roselyne Granet (Piège, 1961).
Des ressemblances ?
Malgré des ressemblances épisodiques et les rapprochements futurs dus à l’inévitable « influence » et à leur estime réciproque, leurs styles (car « le style c’est l’homme même ») resteront personnels, reconnaissables comme des signatures. C’est l’heureuse impression que l’on retire de la magistrale exposition du MNBAQ, preuve de la force des deux protagonistes et de l’inaliénable originalité de leur art. Ce sont ces rapprochements détectables dans l’objet-tableau que l’accrochage met en lumière, et que les auteurs du catalogue traquent dans leurs études de l’évolution picturale, limitée à 1978 par la fin de l’aventure commune : le va-et-vient entre la forme et le fond ; l’emprunt de certaines couleurs qui semblent déteindre l’une sur l’autre, tels le jaune et l’orangé ; le passage du grand format au triptyque et au polyptyque ; du tableau à châssis de l’École de Paris au gigantisme de l’École de New York ; l’écho de l’impressionnisme de Monet à Giverny sur leur naturalisme abstrait à Vétheuil (Mon paysage, cat. 32) . L’approche demeure formaliste, alors que le visiteur aspire à connaître davantage les sources de ces formes et leur symbolique, les causes profondes des changements manifestes dans ce duo / duel de la création que la vie impacte, n’en déplaise à Greenberg : l’émulation / rivalité du couple dans sa démesure, les bleus (au corps et à l’âme), le « blues », La ligne de la rupture (Mitchell, 1970-1971), les fractures : ces expressions s’appliquent à la vie comme à la peinture. L’hyperinstinctif était lui-même (Self), chez lui à la chasse dans la forêt ardente canadienne. L’hypersensible participait à la vie de l’unique Tilleul cultivé sur la terrasse de la Tour à Vétheuil, et ses chiens de la sienne. Par exemple, il n’est pas superflu de savoir que les « peintures noires » de 1964 (cat. 28 et 29), telles des météorites écrasantes, tombent d’un séjour dramatique à Calvi.
Car Joan a identifié sa quête personnelle : « To define a feeling ». Un feeling : sensation et sentiment mêlés, une émotion qu’elle veut restituer par sa peinture, l’ambiance, la lumière d’un certain jour, ou séjour, sa joie ou sa détresse.
Immatériel, informulé, tenace, tragique, l’échange symbiotique cesse avec la mort de Joan. L’Hommage indicible de Jean Paul (… à Rosa Luxemburg) est une sublimation de la vie par l’œuvre, démesurée.
Mitchell / Riopelle Un couple dans la démesure
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 12 octobre 2017 au 7 janvier 2018
Art Gallery of Ontario (AGO)
Du 17 février au 12 mai 2018
Fonds Hélène et Édouard Leclerc, Landerneau (France)
Du 9 décembre 2018 au 10 mars 2019
(1) The Paintings of Joan Mitchell, Whitney Museum of American Art, New York, June 20 – September 29, 2002. On lit au catalogue : « Riopelle’s talent was prodigious but is to this day unappreciated in the United States », Jane Livingston, p. 25.
(2) James Fitzsimmons, « Art », Arts and Architecture, vol. 70 no 5, mai 1953, p.8-9.
(3) J’introduis cette variante du all over : all out / tous azimuts, dans mon essai « Genèse d’une signature », Catalogue raisonné de Jean Paul Riopelle, tome 1, 1999, p. 90.
(4) Cité par Michel Martin, « Mitchell / Riopelle, la peinture témoigne », Catalogue, p. 27.