L’exposition que présente Isabelle de Mévius au 1700 La Poste est à l’image de cette recherche artistique : touffue, minutieuse, majestueuse et surtout exigeante. La variété des dessins et des peintures de Julie Ouellet fascine. Tout en nuances, ils créent une multitude de parcours dynamiques grâce au chemin qu’emprunte le regard. Bref, il est inutile de chercher la destination, le trajet est l’œuvre.

Il faut redire combien l’apport de cette mécène, Isabelle de Mévius, fondatrice et directrice du 1700 La Poste, est fondamental dans le développement, non seulement des carrières de certains artistes, mais également de la pensée et de la connaissance de l’art d’aujourd’hui, celui qui se fait bien souvent hors des sentiers battus. En fait, en toute liberté, elle fait fi des tendances artistiques actuelles et des théories du moment. Ici, elle réussit, outre une exposition impeccable, à mettre en place des discours littéraires érudits et complémentaires qui approfondissent l’analyse de l’œuvre de Julie Ouellet. Isabelle de Mévius suit sa propre voie, celle de ses coups de cœur et de son amour profond pour la fonction de l’art et le rôle humaniste de l’artiste dans la société.

La publication exceptionnelle qui accompagne l’exposition monographique de l’artiste fascine par la variété des approches mises de l’avant. Ginette Michaud, spécialiste de Roland Barthes et de Jacques Derrida, propose une analyse tissée d’allers-retours entre la théorie et la concrétude de l’œuvre de Ouellet.

L’entrevue que réalise pour sa part Mario Côté, artiste, vidéaste et écrivain, guide le lecteur dans la complexité sibylline de la production des œuvres. Car, ce qui nous est donné à voir ici émane d’un processus qui puise sa source dans une certaine attitude automatiste lucide, certes, mais également dans une introspection que mène l’artiste par rapport à sa quête de dépassements et de résolutions de défis. Comme ressorts matériels de sa création, elle utilise, entre autres, la photographie, l’observation de la nature, l’expérimentation de matières paradoxales et la réinterprétation de croquis déjà réalisés et souvent abandonnés. Mario Côté décrit l’œuvre de Ouellet dans un vocabulaire qui suggère presque un corps à corps de l’artiste avec son écriture picturale. Ces métaphores évoquent le fait que la recherche de Ouellet nécessite un entêtement, une détermination ou, pour paraphraser Côté, est comme « une ficelle à laquelle s’accrocher, un chemin dans lequel s’engager » (p. 142). Le texte d’Isabelle de Mévius complète la qualité de la publication. Il préconise une approche qui met en relief la dimension biographique du travail de Ouellet et précise ce que l’œuvre entier nous indique. « Dans la vie, il ne faut pas repasser sur ce que l’on a déjà vécu, mais apprendre de cette expérience et aller de l’avant », dit l’artiste1.

Ayant atteint sa maturité esthétique après une réflexion de dix années sur le corps, le travail de Ouellet met en scène des méandres tous différents, un peu comme le seraient des états d’esprit, des journaux intimes.

Car, pour Julie Ouellet, aller de l’avant signifie passer de la figuration à l’abstraction et parfois y être à mi-chemin dans une logique dont elle définit elle-même les difficultés. Elle s’y astreint, elle s’y confine jusqu’à ce qu’elle les intègre suffisamment pour en faire un naturel dont la facilité n’a plus d’attrait pour elle. Ces difficultés sont alors abandonnées et de nouvelles les remplacent et repoussent sans cesse les limites du langage qu’elle a inventé. Ne pas avoir de repentir, ne pas tracer par-dessus une ligne déjà existante, utiliser, entre autres matériaux, la cire liquide et, malgré tout, s’imposer de toujours la contrôler, ne sont ici que quelques exemples.

Ayant atteint sa maturité esthétique après une réflexion de dix années sur le corps, le travail de Ouellet met en scène des méandres tous différents, un peu comme le seraient des états d’esprit, des journaux intimes. Sa seule liberté est celle de se confiner à suivre la voie d’une raison déraisonnable. Abstraites à première vue, les œuvres, pour peu que l’on s’y attarde, se déploient tout à coup dans l’évocation d’un univers naturel, corporel et bientôt céleste. Ces univers aspirent le spectateur, l’étourdissent et provoquent l’émerveillement, le lâcher-prise, tellement il est hors norme.

Au sous-sol du 1700 La Poste, Ouellet se dévoile encore davantage. Une entrevue vidéo lui donne la parole et nous montre plus explicitement sa manière de travailler. La forêt l’habite pour un moment. D’ailleurs, elle propose au visiteur de l’habiter également en installant des niveaux de déambulation qu’elle crée par des papiers suspendus et semi-transparents. Bien que le résultat de ce type d’installations ne soit pas convaincant, l’artiste met en scène de manière claire le désir de faire partager une expérience qui la motive et l’émerveille.

Julie Ouellet, Se contraindre à se perdre 28.12.18, 29.12.18, 30.12.18 (2018)
Encre sur papier Fabriano, 28,5 cm x 38 cm
Photo : Guy L’Heureux
Courtoisie du 1700 La Poste

Les œuvres de la série Se contraindre à se perdre (2015-2018) sont présentées comme dans un cabinet d’estampes ; des présentoirs se succèdent et obligent les visiteurs à se pencher pour mieux voir les traces d’une activité fébrile. Le papier est parfois arraché, agressé, créant une surface d’émeri singulière formée de constellations de petites ouvertures. Loin de repousser le visiteur, ce chaos lui permet de s’y perdre et de se détacher du présent. Parfois, des éléments de la nature apparaissent de manière évanescente, juste un peu, comme pour rappeler la force de la forêt, sa capacité de renouvellement, symbolique de notre propre pouvoir de résilience. Ici, quelques dessins fantaisistes résultant du langage que l’artiste s’est imposé : de minuscules triangles de couleur, des carrés, des astérisques, bref, pour elle de nouveaux défis à explorer en toute liberté dans une certaine contrainte. Le résultat happe celui qui se rapproche et l’invite à suivre lentement la main obsessive de Ouellet. Dans la série intitulée Écriture du temps, réalisée entre 2019 et 2020, l’attraction de la nature est si forte pour l’artiste que le paysage apparaît en négatif, ce qui crée parfois chez le spectateur une certaine vibration de l’œil qui veut à la fois appréhender l’arrière et l’avant-plan dans une tension en harmonie avec l’essence même de la recherche de Ouellet.

Suite logique surprenante, l’installation dans l’ancien coffre-fort de La Poste se présente comme une animation de la ligne. C’est comme si, après tout ce travail, celle-ci se libérait de son support et prenait vie. Toujours dans cet espace, figure également un texte écrit de la main de Julie Ouellet où elle livre, de manière éphémère, son journal d’intentions esthétiques. Presque impudique, cet étalage, cette confession impossible à lire à cause de sa densité, rappelle – comme toutes les œuvres de Ouellet, d’ailleurs – que l’art recèle toujours une part de mystère auquel il est nécessaire de se nourrir.

(1) Isabelle de Mévius, dir., Julie Ouellet (Montréal : 1700 La Poste, 2021), p. 10.


(Exposition)

JULIE OUELLET
1700 LA POSTE
DU 23 AVRIL AU 18 JUILLET 2021