Kent Monkman à la conquête de Paris
À Paris, le 130 rue du Faubourg Saint-Honoré n’abrite plus seulement l’Ambassade du Canada en France. Depuis le mois de mai, il héberge aussi le Centre culturel canadien. Celui-ci bénéficie dorénavant d’une salle d’exposition très lumineuse, surplombée d’une mezzanine assez profonde pour y projeter de la vidéo. Afin d’inaugurer le nouveau centre, la commissaire Catherine Bédard, directrice adjointe et responsable de la programmation, a fait le choix d’un artiste de renom: Kent Monkman. Ce Manitobain anglophone d’origine crie et irlandaise signe, avec Beauty and the Beasts / La Belle et la Bête, une narration mytho-politique aux accents érotiques qui en a déstabilisé plus d’un, enchanté beaucoup d’autres. Impossible de rester indifférent, d’autant que cette exposition confirme le grand retour de la peinture figurative à dimension politique dans la capitale française.
Au centre de la salle, sur un socle, l’artiste a disposé quelques artefacts prêtés par le Musée des Confluences à Lyon, dont des oiseaux natu- ralisés, des objets traditionnels et des sculptures animalières d’Amérique du Nord. Aux murs, il a accroché cinq grandes toiles inspirées par ces artefacts en les rattachant à l’illustre tradition de la peinture historique française.
Le champ des possibles
Dès l’entrée, le visiteur tombe en arrêt devant le tableau qui lui fait face. Spectaculaire est le mot qui vient à l’esprit : sur presque quatre mètres, se déploie une scène maritime avec un radeau et un canot remplis de personnages emblématiques. La construction de cette acrylique, Miss Chief’s Wet Dream (2018), est fascinante. Monkman y joue de la juxtaposition et de l’opposition entre les figures – à gauche, sur le radeau inspiré du célèbre tableau de Géricault Le Radeau de la Méduse, sont entassés les reines Marie-Antoinette et Victoria, le Christ et le dieu Mars, un centaure et le Minotaure (Picasso) armés, l’allégorie de La Liberté guidant le peuple (Delacroix)… tandis que, à droite, sur le canot (Leutze, Washington Crossing the Delaware), se tiennent des représentants de Premières Nations – dont ceux de la côte ouest portant des masques Haïda ou cet Iowa qui retient de force un Blackfoot (Catlin) enclin à pactiser avec l’ennemi.
La suite de l’exposition se transforme dès lors en jeu de piste… on se prend à traquer les influences et les emprunts. Le jeu consiste à examiner tour à tour les artefacts et les tableaux et à en mesurer les écarts. Tandis que le pinceau de Monkman rend les oiseaux vivants et expressifs, la taxidermie européenne les fige dans la mort. Il faut grimper sur la mezzanine afin de déchiffrer les mots-clefs griffonnés par l’artiste dans son étude de Miss Chief’s Wet Dream (2015) ou pour jouer au jeu des sept erreurs à partir d’une déclinaison du même sujet avec Two Ships (2016). Ceci fait, il apparaît que, entre Two Ships et Miss Chief’s Wet Dream, l’artiste accentue le contraste entre la peau blafarde et presque cadavérique des Européens et la peau hâlée des Autochtones, signe de vigueur.
La mort. L’artifice. La vie. La nature. Le visiteur est sans cesse ramené à ce qui fonde l’identité et aux clichés tenaces dans lesquels nous enfermons l’Autre. Le titre de l’exposition, Beauty and the Beasts / La Belle et la Bête, y conduit, forcément. Le passage du pluriel Beasts au singulier Bête n’est en rien une faute de traduction. Il insiste sur un écart hautement signifiant, qui sert de clef de lecture à cette exposition, à savoir l’affirmation du malentendu et de l’incompréhension qui brouillent trop souvent le rapport entre les cultures. C’est donc bien plus qu’un dialogue amusé avec un conte français du 18e siècle (La belle et la bête). Il s’agit de récits imagés des relations interculturelles abordées de manière allégorique. À savoir alors qui joue la belle.
Relire l’Histoire en évacuant les concepts de vérité et de fausseté, afin d’investir le champ des possibles : c’est tout le programme de Kent Monkman. Ce champ des possibles est incarné par l’extravagante Miss Chief Eagle Testickle, à partir de laquelle s’articule l’exposition. C’est-à-dire d’un point de vue autochtone, d’abord, homo-érotique, ensuite. Avec Miss Chief, qu’il incarne lui-même à l’occasion, Monkman offre une meilleure visibilité aux Autochtones. Cet alter ego a été créé pour vivre dans son œuvre, indiquait l’artiste lors de sa première exposition en France, au Château de Rochechouart, en 2014. Depuis, d’exposition en exposition, Miss Chief a gagné en épaisseur fictionnelle – ce qui est parfaitement rendu sur la mezzanine du Centre par la vidéo de son mariage avec le couturier français Jean-Paul Gaultier, performance qui avait eu pour cadre le Musée des beaux-arts de Montréal (2017).
Ce que raconte Miss Chief
Ce personnage bispirituel – ayant à la fois un esprit féminin et un esprit masculin –, est inspiré de ce que les colons appelèrent avec mépris « Berdache ». Or, en l’élevant au rang de porte-parole, l’artiste a valorisé son rôle d’élément perturbateur : « Une des principales raisons de la création de Miss Chief, affirme-t-il, était d’établir un point de vue homosexuel puissant et affirmé car les peuples autochtones d’Amérique du Nord accordaient une place à l’homosexualité et des rôles différemment sexués que les Européens n’offraient pas. Miss Chief incarne cette fluidité et ce respect de sorte que si l’on inverse son regard et que l’homme européen devient son objet, un déplacement s’opère qui défie le pouvoir et la domination de l’Européen1 ».
Ainsi Miss Chief Eagle Testickle (2018) réinterprète-t-elle le rapt de Ganymède par Zeus en remplaçant l’éphèbe, censé être le plus beau des mortels selon Homère, par le « sulfureux Berdache », à la beauté sans conteste autochtone. Il défie du regard un Zeus transformé en aigle. Sous le pinceau de Monkman, leur confrontation sensuelle est si intense qu’elle en est troublante, mais pas moins que dans The Affair (2018) où Zeus, en cygne-bernache du Canada, cherche refuge dans les bras de la superbe Léda/Miss Chief. Celle-ci arbore un collier magnifique qui fut au cœur d’une terrible affaire pour la reine Marie-Antoinette, précipitant sa chute aux yeux de l’opinion publique. Mais il n’est pas question d’être victime de qui que ce soit: Miss Chief accueille le cygne-bernache amoureusement, et l’on se met à rêver d’une étreinte voluptueuse.
Relire l’Histoire en évacuant les concepts de vérité et de fausseté, afin d’investir le champ des possibles : c’est tout le programme de Kent Monkman.
La belle en Louboutin
Sur les cinq toiles exposées au Centre, Il rejoue de nouvelles fictions; Elle ajoute des citations par sa seule présence. C’est Il, c’est Elle, le personnage bispirituel qui traverse les points de vue antagonistes colons/autochtones, masculin/féminin, grâce à sa relation privilégiée avec les animaux – jusqu’à l’amour, interdit franchi par Monkman pour creuser davantage l’écart entre la vision européenne et la vision des autochtones. C’est Miss Chief, donc, qui se transforme en Diane chasseresse à la conquête de beaux mâles dans Stag Hunting (2018). C’est elle encore, qui, en voyant arriver les colons, les perçoit comme de possibles nouvelles conquêtes érotiques (Miss Chief’s Wet Dream). C’est elle, finalement, la belle du conte de fées que Monkman s’approprie en version homo-érotique.
Sa signature? Des stilettos Louboutin aux semelles rouges. Autrement dit, des marqueurs de réel et de fantasmes, qui inscrivent le discours politique dans l’actualité. Preuve est faite, une fois de plus, que le détail fait l’œuvre. Les semelles rouges de Miss Chief, en somme, c’est l’incarnation fantasmatique d’une réconciliation érotique. Quel chemin, quelle piste, quel sentier, ces semelles vont-elles à présent emprunter ? Que va décider la belle de Monkman ? Son attitude conquérante laisse présager de nouveaux défis. En attendant, elle peut se féliciter d’avoir laissé durablement son empreinte dans la capitale française, qui n’a pas fini de parler d’elle. Et de lui.
(1) Catherine Bédard (dir.) (2018). Kent Monkman – Beauty and the Beast / La Belle et la Bête. [Catalogue d’exposition], Paris, Centre culturel canadien, 18 mai au 5 septembre. Paris : Éditions Skira, p. 31.
Kent Monkman – Beauty and the Beasts / La Belle et la Bête
Commissaire : Catherine Bédard
Centre culturel canadien, Paris
Du 18 mai au 5 septembre 2018