Klimt à l’Atelier des Lumières : l’expérience hors musée
Quand on parle de « l’expo Klimt » – et on en parle beaucoup, étant donné que c’est l’un des événements culturels parisiens de l’année 2018 –, on évoque tantôt une « exposition immersive », tantôt un « spectacle son et lumière ». Quelques-uns précisent : c’est une « exposition immersive monumentale », eu égard au lieu, une ancienne fonderie de 2 000 mètres carrés, d’une hauteur sous plafond de 10 mètres, en plein Paris. D’autres préfèrent dire « exposition numérique immersive », mettant alors l’accent sur l’incroyable déploiement technique : il n’y a pas moins de 140 vidéoprojecteurs laser répartis dans l’espace et 50 enceintes sonores à directivité contrôlée.
Est-ce pour autant simple amusement sans grande valeur, sinon celle de divertir le plus grand nombre1 ? Un aveu de la défaite de l’art ? Michel Guerrin, rédacteur en chef au Monde, résume ainsi le débat qui agite le monde de l’art : « En gros, plus vous êtes accro au musée, plus vous trouvez ce Klimt nul, mais beaucoup de visiteurs chavirent et qualifient les grincheux d’élitistes blasés2. » La messe est dite… enfin, à ceci près que je me définis comme une accro des musées. C’est presque dans mon ADN. J’y trouve toujours matière à penser, écrire, rêver. Et voilà qu’à ma première visite à l’Atelier des lumières, j’aurais trahi tout ce qui me fonde et me nourrit en répondant un « oui » enthousiaste à l’invitation à un voyage sensoriel inédit… Cela mérite réflexion, me dis-je. Que vivons-nous au juste, nous autres qui constituons le public ? Un moment privilégié ou un leurre ?
Partage de l’expérience
Certes, l’Atelier des lumières n’est pas un musée. Est-ce à dire que notre attente sera forcément déçue ? Encore faudrait-il s’accorder sur ce qu’est une expérience muséale. Comme le souligne Dominique de Font-Réaulx, conservatrice générale au Musée du Louvre, se rendre dans un musée, c’est avant tout s’offrir la possibilité d’aller à la « rencontre de l’art, mais aussi à la rencontre des autres et puis, finalement à la rencontre de soi-même3 ».
Or, l’expo Klimt a pour premier mérite d’offrir une expérience esthétique. Elle se déroule dans l’immense halle de l’Atelier, plongée dans la pénombre. S’enchaînent sous nos yeux des répliques d’affiches, de décors architecturaux, en plus de toiles, le tout diffusé sur les murs et le sol. Des formes se composent et se décomposent sans cesse, des lignes et des courbes apparaissent telles des branches d’arbres racontant une histoire sans mots, puis disparaissent aussitôt ; des personnages valsent et des visages géants s’animent. Pas de voix hors champ qui expliquerait quoi que ce soit : le visiteur est invité à lire de brèves explications dans le hall d’entrée. Une fois franchi le seuil, ce sera la musique qui l’accompagnera – celle de Richard Wagner, Ludwig van Beethoven, Gustav Mahler ou encore Philip Glass ; de Murcof, Luca Longobardi ou Kimmo Pohjonen… Cet accompagnement musical participe de la réussite de l’immersion, tout en répondant aussi au vœu de Klimt, qui a toujours souhaité réunir peinture, architecture et art. L’espace muséal est d’ailleurs de plus en plus favorable à la présence de la musique en ses murs – qu’on songe seulement à l’exposition Chagall : couleur et musique, présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 2017 – prouvant l’importance que l’on accorde aujourd’hui à l’immersif et, ce faisant, à la notion de divertissement culturel au sein des institutions à but non lucratif.
Le musée change, les lieux culturels s’adaptent. L’expo Klimt est beaucoup plus qu’une expo sur Klimt. Cette invitation au voyage nous plonge au cœur de la Sécession viennoise avec son célèbre représentant, et aussi son disciple et ami Egon Schiele. Dans un souci de remise en contexte, les trois concepteurs de l’exposition – Gianfranco Iannuzzi, Renato Gatto et Massimiliano Siccardi – présentent une œuvre qui retrace une brève histoire des formes en art pour mettre ensuite l’accent sur l’Art nouveau viennois de la fin du 19e siècle et sa version Klimt en XXL. Cette démesure visuelle décuple la charge érotique des œuvres. Leur volupté, dominée par l’or, sature l’espace de la halle ; des lignes serpentines s’étendent sur les murs tels des bras cherchant à enlacer l’entièreté du public. Bientôt, cette exubérance – visuelle et auditive – est tempérée par la mélancolie noueuse des toiles et des dessins de Schiele. L’écart avec le maître se comprend mieux par comparaison avec ce qui précède. Tout s’efface à nouveau, pour laisser place aux architectures sans perspective de Friedensreich Hundertwasser, cinquante ans après la Sécession. C’est cette fois une poésie verte qui nous submerge : des maisons aux couleurs vives s’alignent, s’empilent et s’effacent ; des visages grotesques et presque fluorescents expriment une vision très organique du monde. Enfin, nous accédons à une œuvre conceptuelle à vivre de manière hypnotique. Cette dernière installation numérique change à chaque présentation, car elle est déclenchée par un algorithme aléatoire. Elle s’intitule Poetic_AI et a été conçue par le studio de création Ouchhh : des formes lumineuses s’animent sur fond noir, décolorant de fait les murs des pigments éphémères de la Sécession. Pour clore la représentation, Poetic_AI diffuse une poésie de la lumière.
Les œuvres ? On touche au point sensible du débat concernant cette exposition. Si, le temps de la représentation Klimt, l’Atelier des lumières correspond à ce hors-temps, ce lieu d’observation et d’émotions qu’est le musée, remplit-il la mission de transmettre des œuvres ?
Le temps offert
Puisqu’il s’agit d’une expérience immersive, dans l’expo Klimt – qui est donc plus qu’une expo et davantage qu’un divertissement sans souci éducatif 4 –, le temps est compté. Cependant, cela n’empêche pas la flânerie. Dans les années 1930, Walter Benjamin est allé jusqu’à noter que c’est Paris qui a créé le flâneur. C’est un peu cette attitude toute parisienne que l’on adopte durant l’expérience immersive de Klimt (30 minutes), suivie de celle de Hundertwasser (10 minutes) pour s’achever par Poetic_AI (5 minutes). Mais bien que le temps soit minuté, il n’en demeure pas moins celui de la pause – n’est-pas ce qui relie intimement des lieux aussi différents qu’un musée, un parc ou une église ? Et la grande halle de l’Atelier de se transformer, pour l’occasion, en une sorte de parc où nous sommes invités à choisir le sens de notre déambulation, à revenir sur nos pas, sans contrainte, et sans craindre de nous faire houspiller par les autres flâneurs.
Certains d’entre nous grimpent l’escalier de fer intérieur afin de s’adosser à une rambarde, et d’ainsi embrasser du regard la halle. Cette ascension permet alors de goûter cette alliance heureuse de deux éléments iconiques de la fin du 19e siècle : la verticalité des lignes droites du bâtiment industriel et l’univers courbe et féminin de Klimt. D’autres préfèrent se mettre un peu à l’écart. Ils s’allongent à même le sol, dans une attitude plus rêveuse, les yeux rivés au plafond, lequel se meut lentement comme un ciel changeant. Personne ne les dérange. Il n’y a pas de gardien, de censeur, pourtant tout se passe dans le plus grand respect. On flâne, on prend quelques photos, on s’assied, on s’étend par terre, immergés par les œuvres, dont nous faisons partie, sans être pour autant l’œuvre.
L’émotion recouvrée
… Les œuvres ? On touche au point sensible du débat concernant « l’expo Klimt »… Si, le temps de la représentation Klimt, l’Atelier des lumières correspond à ce hors-temps, ce lieu d’observation et d’émotions qu’est le musée5, remplit-il la mission de transmettre des œuvres ?
Nous ne sommes pas en face d’œuvres originales, mais de substituts pixélisés. Et en arrière-fond s’agite tel un spectre mal attentionné l’éternel débat du vrai et du faux, de l’authentique et de l’artificiel, auquel s’ajoute la confrontation entre l’attractif et l’éducatif. Or l’important, me semble-t-il, c’est que nous ne sommes pas dupes. Nous savons à quoi nous assistons : une mise en scène d’une partie de notre patrimoine artistique. Pour certains d’entre nous, il s’agit de redécouvrir des œuvres trop souvent vides de substance parce que déclinées à l’envi sur des porte-clefs, des dessous de verre et des ouvre- bouteilles. Pour d’autres, le XXL numérique, c’est un accès à un monde culturel inconnu. La rencontre, dans tous les cas, est possible. Avec l’art, avec les autres, avec soi, et en complément de l’offre muséale.
Songeons-y seulement, le dispositif complexe de l’Atelier des lumières nous ramène aux émotions ressenties au 19e siècle, quand une série de dispositifs est venue transformer notre culture visuelle – d’abord les dioramas ou les cycloramas, populaires en Europe et en Amérique du Nord. Il nous ramène surtout aux premiers émois face à l’invention du cinématographe. Vivre l’expérience Klimt, c’est recouvrer un peu de l’émerveillement devant les formes mouvantes – qu’on a perdu, c’est vrai, à force d’être bombardés d’images vaines à longueur de journée. Là, ce sont nos yeux qui s’écarquillent à nouveau. Comme devant le train qui entre en gare à La Ciotat. C’était à l’été 1895. Un certain Louis Lumière attendait sa famille, sur le point d’arriver. Il eut l’idée de poser son appareil sur le quai. Le train arrive. Il filme. La magie opère.
(1) À ce sujet, l’essayiste Cécile Guilbert signe « La guerre à mort de la culture contre l’art », chronique à charge publiée dans le journal La Croix du 2 mai 2018.
(2) Michel Guerrin, « Le public qui va voir Klimt numérisé a-t-il envie de pousser la porte du musée ? », Le Monde, 1er juin 2018.
(3) Propos de Dominique de Font-Réaulx lors de l’émission radiophonique « Pourquoi aller au musée fait du bien, émerveille, et même, rend heureux ? », animée par Ali Rebeihi, France Inter 12 octobre 2018.
(4) Voir l’ICOM (International Council of Museum). Selon cet organisme, le musée est « une institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».
(5) Mais cela ne marche pas à chaque fois, non plus : l’effet était moindre pour Terra Magnifica, création originale de Yann Arthus-Bertrand présentée en soirée à l’Atelier durant l’automne. La magie n’opérait pas, hélas, le résultat se limitant à un beau défilé d’images de la Terre, prises par le photographe.
Gustav Klimt Atelier des Lumières
Paris
Du 13 avril 2018 au 6 janvier 2019
Produite par Culturespaces et réalisée par Gianfranco Iannuzzi, Renato Gatto et Massimiliano Siccardi, avec la collaboration musicale de Luca Longobardi.