Dans une Biennale rénovée et stagnante, sans contestation (ce qui
change de 68, des toiles alors retournées contre le mur, dont celles de Novelli, grande exposition il y a peu à Turin, en attendant New-York), — on a même vu Chirico à la terrasse du café des Giardini — chaque pavillon sous drapeau national est le reflet d’une série de choix, et, de deux ans en deux ans, de sélections parfois opposites. Sur le territoire des Giardini, voisins du Canada, la Grande Bretagne (John Walker, William Tucker) en est encore à l’art d’exportation (les tuyaux de Tucker and Co. courant dans le monde entier, comme dirait Homais, qui manifestait un grand amour pour les sciences encyclopédiques, quelque diversité), et surtout le Japon, avec Usami — une très belle réussite; voisins, ces pavillons, pour ne parler que d’un groupe proche dans la géographie vénitienne, offrent des vues composites. Avec la recherche que l’on devine dans la mise en place, un sens de la présentation sans doute muséographique, adapté à ces pavillons ouverts sur les jardins, à vingt minutes de la place Saint-Marc.

Au Canada, cette année, avec le peintre Gershon Iskowitz (qui fut déporté, durant les années terribles, en Allemagne, et qui a su et pu reprendre le métier avec vigueur — il y a peu la revue Artscanada, oct .-nov. 71 , offrait un bon choix des oeuvres et une étude de Peter Mellen) et le sculpteur Walter Redinger, le pavillon offre un ensemble ou un groupe qui retient l’attention, le peintre par ses qualités de coloriste (on songe parfois, nul rapport, aux très beaux Zoran Music, de la période dite dalmate, vers 1950); le sculpteur par sa force, une sorte de frénésie sensuelle et baroque — qui tient sans doute aux formes et aux matériaux (Fibra di vetro).

On sait et nous avons dit les dangers inhérents à la sculpture trop grande. Mais dans la perspective du Palais Ducal — autre réussite de la Biennale, cette implantation de la sculpture dans la cité — l’oeuvre de Redinger non seulement tient le coup mais surprend, par son ampleur, le fait d’être érigé là, une sorte de turgescence verticale, chamanique, dirigée vers ou contre le ciel. Place singulière pour un Totem caucasien, haut de plusieurs mètres
(élément le plus haut, 453 cm., élément plus bas, 328 cm.), et constitué par
quatre éléments, bien sodés, présentant, selon le point de vue ou la hauteur à laquelle se trouve placé le spectateur explorateur, des vues, des perspectives différentes. L’ensemble est heureux, alors que le sculpteur vit dans un univers tragique. Au Pavillon, associé à la nature, depuis les arbres qui pénètrent à l’intérieur, ces oeuvres, huit formes, sont groupées sous le titre de Klonos et expriment, le titre confirmant la réalisation, cette tension organique (entre plusieurs règnes et éléments) qui est l’une des marques de la force souveraine, dans l’exercice du métier. Fait étrange, cette sculpture composite de grand format, qui ne cache pas la source sexuelle, s’accorde à la nature. Souhaitons que Redinger en revienne, dans le secret de l’atelier, à des travaux aussi tendus, mais plus modestes, relevant un peu plus du jeu de l’activité du couple main-regard.

Avec Iskowitz l’univers coloré est celui du tremblant non-impressionniste et de la pâte, de l’application de couleurs extrêmement complexes. Brydon Smith célèbre « la beauté lumineuse des couleurs d’Iskowitz ». On est frappé par la disposition et la texture, une torsion en arc comme mobile — élan d’hélicoptère et vue courbe enregistrant, dans le curviligne, une montée et dynamique des éléments. Iskowitz réussit particulièrement dans ce mixte, et ses vues concises donnent cependant — avec le recul nécessaire — une impression de tremblement, d’irisation. De couleurs utilisant les voisinages du prisme (des compénétrations qui sont parcours et expériences), sans former par le recours du trait. Ses Uplands (1970- 1972), région montagneuse (de l’intérieur des terres), haut pays, hautes terres, resteront célèbres. A l’exposition internationale Grafica d’oggi — parmi les commissaires, Mario Penelope, vice-president de cette Biennale, Guido Perocco — le Canada présente, Ca’Pesaro, non loin du Rialto, soit trois oeuvres récentes par artiste) Paul Fournier, Vera Frankel, J. Carl Heywood, Jo Manning (le plus personnel sans doute), Harold Town, son Jongleur, ses étagements. (Nous ne pouvons tout citer ni tout évoquer.) De l’ancien métier du graveur, l’eau forte, Paul Fournier obtient le maximum: dans les valeurs une sorte de dramatisation, qui relie peut-être à cette nouvelle vague de l’expressionisme.

Cette Biennale a au moins un mérite: l’art d’exportation, et l’art vite fait, les menus travaux de découpage et d’application, n’ont guère chance de séduire. On commence à remarquer le métier, qui ne trompe pas en sculpture — chez Redinger, chez Viseux, voisins, au pavillon de France; chezLibéraki, Maria Simon, curieusement placées au Palais Ducal. Mais on voit cependant la sculpture, dans ou selon une perspective imprévue, dans la villemusée, enfin ouverte aux arts. On souhaiterait que l’organisation, parfois, tienne compte de la qualité des oeuvres confiées. Il ne suffit pas de placer une grande sculpture dans un ensemble prestigieux pour que la mise en place soit à la fois résolue et cohérente. Mais les travaux de levage et de manutention à la Biennale en sont encore à l’époque artisanale.

Autre réussite, compte tenu du mordant des oeuvres, de la diversité des techniques employées, les arts graphiques, donc, qui groupent plus de six cents envois. Dont l’oeuvre d’un Russe — enfin! — Vello Vinn. L’une des oeuvres du graveur résidant à Tallin, Les Casques, 1971 (les tortues casquées, entre les murs courbes d’une double forteresse), est une belle réussite, alliant les qualités de métier à celles du visionnaire. Souhaitons qu’il y ait là un signe de renouveau. Arts graphiques et sculpture ne permettent pas de mentirI Quant à la peinture, celle de Gershon Iskowitz contribue à donner une bonne unité et comme un air de fête au pavillon
canadien.