La Biennale internationale du lin de Portneuf, qui célèbre sa dixième édition cette année, a joué un rôle notable dans la démocratisation de l’art de la région. Depuis vingt ans, elle propose des expositions résolument singulières, dans des lieux patrimoniaux magnifiques, à l’écart des grandes villes. Pourquoi le lin? Historiquement, il a été cultivé et transformé sur ce territoire. L’arrivée des textiles synthétiques a causé le déclin de cette industrie et, comme le traitement de cette fibre est une opération nécessitant des machines coûteuses, elles ont été vendues à l’étranger. Sauvegarder la mémoire de cette pratique agricole et culturelle a été l’un des moteurs lors de la fondation de la Biennale. Les cycles passent, le lin est revenu à la mode, mais il faut maintenant importer le tissu.

L’édition 2023 se distingue quant à la qualité de ses propositions. Les artistes retenues1 s’inscrivent toutes dans ce lieu interstitiel entre les arts visuels et les métiers d’art. Ayant pour la plupart bénéficié d’une formation dans ce dernier champ d’expertise, elles n’en débordent pas moins de ce cadre en concevant des œuvres qui ne s’ancrent pas dans l’utilitaire, mais occupent le champ de l’imaginaire et de la création artistique. Le thème choisi, Sans domicile fixe, a été interprété de façon ouverte et les œuvres présentent une grande diversité d’approches, de matériaux et d’affects. À quelques réponses attendues, comme l’abri de fortune ou le tissu de tente altéré, se sont jointes de nombreuses réflexions empruntant des chemins de traverse.

Karen Trask (Québec) compte parmi celles qui ont suivi le thème de près. L’artiste a réussi à créer une métaphore saisissante et sobre. Son personnage évanescent fait de fil de papier de lin est au bord de la dissolution – tant de la figure que de la forme. Élégante et tragique, l’œuvre illustre le destin de nombre de celles et ceux qui embarquent sur des radeaux de fortune. Seule la couleur permet de comprendre l’allusion aux naufragés. D’autres artistes restées fidèles au thème ont été plus littérales.

Karen Trask, La marée monte (2023). Fil de papier de lin, étoupe et fil de métal. Courtoisie de la BILP

En contraste avec ces dernières, Paula Murray (Ontario) a préféré solliciter l’imaginaire, avec un vortex de fils de lin prenant au piège des contenants sans fond en céramique, à l’image des personnes jetées dans l’errance. Le cartel mentionne que «[l]’esprit n’a pas besoin d’élire domicile dans un lieu physique», mais d’autres interprétations sont possibles. L’angoisse d’être enserré dans un réseau inextricable, par exemple, et la fragilité – celle de la céramique et des délicats filins, ou celle des êtres humains.

La Biennale est en lien avec une organisation semblable au Portugal, Contextile. Chaque année, une artiste d’ici séjourne au Portugal et une Portugaise se rend au Québec. Julie Lambert et Megan Starkey présentent le travail effectué lors de ces résidences. La Québécoise a appris le tressage de la paille et réalisé des œuvres intrigantes, inspirées par les postures de dévotion des statues de la Vierge, mais rendues quasiment abstraites par l’absence du corps. L’humble matériau, conçu pour des usages agricoles, acquiert une autre fonction et sa blondeur rayonne comme une aura.

L’œuvre de Megan Starkey, My Body Is an Island, présente deux aspects fort différents. La vue de face nous offre un dessin quasi évanescent, abstrait, alors que la latérale se développe en volume, évocatrice à la fois d’un filet de pêche et de connexions synaptiques. Unissant bi- et tridimensionnalité, cette confluence de sens et de dimensions constitue une œuvre unique et poétique.

La Lituanienne Severija Inčirauskaitė-Kriaunevičienė brode des couvercles de boîtes de conserve abandonnés par des marcheurs fréquentant une montagne près de Vilnius. Elle choisit un motif de papillons pour créer un décalage entre la rugosité du métal rouillé et la douceur lisse du fil de lin, et illustrer la négligence des randonneurs ainsi que la fragilité de la nature. Le mode industriel et le fait-main sont aussi mis en contraste.

Tous les deux ans (et avec des événements intercalaires), la Biennale fait dialoguer des œuvres venues d’ici et d’ailleurs, avec des ressources limitées. Il n’est pas si courant au Québec de combiner patrimoine et art contemporain, l’un attirant l’attention sur l’autre. La conservation remarquable de l’architecture ancienne du village est due en partie à cette synergie. Quant aux métiers d’art d’expression, ils profitent d’une tribune exceptionnelle, que l’on aimerait voir se manifester ailleurs au Québec.

Laura Vickerson, The Innocents (2023). Lin, fil à broder, branches. Courtoisie de la BILP

1 Deux des vingt artistes sont des hommes, on me permettra donc d’inclure le masculin dans le féminin.


SANS DOMICILE FIXE
BIENNALE INTERNATIONALE DU LIN DE PORTNEUF,
DESCHAMBAULT-GRONDINES
VIEUX PRESBYTÈRE
MOULIN DE LA CHEVROTIÈRE
ARTISTES EN RÉSIDENCE À L’ÉGLISE SAINT-JOSEPH
DU 18 JUIN AU 1er OCTOBRE 2023