La lenteur de l’incarnation chez Maude Bernier Chabot
Occupant les trois salles d’AXENÉO7, l’exposition Pièce contre pièce de Maude Bernier Chabot réunit des œuvres produites sur une dizaine d’années. L’approche n’est pas banale : (re)mettre en dialogue des pièces conçues dans différents contextes et temporalités, dans un récit sensible de la matière. Cet amalgame de sculptures récentes et anciennes fait apparaître l’intérêt constant de l’artiste pour les phénomènes de transformation et de mutation qui s’opèrent dans les matériaux et les êtres vivants ou non vivants.
La pratique de Bernier Chabot est ancrée notamment dans une expérimentation approfondie du moulage et de ses potentiels matériels, symboliques et métaphoriques. En effet, cette technique lui permet de travailler à partir de fragments du réel, qui se métamorphosent et se recomposent sous ses manipulations. Plusieurs de ses pièces semblent figées dans un état d’entre-deux, à mi-chemin entre la putréfaction et la régénérescence. On retrouve cette impression dans Vénus endormie (2022), une sculpture qui évoque puissamment le corps. Sa carnation s’apparente à celle d’une chair meurtrie, et pourtant, on imagine en même temps cette blessure se cicatriser. La forme rappelle celle d’un os, mis à nu dans un état de vulnérabilité, tout en s’exposant dans sa force et sa dureté.
Cette tension se retrouve également entre les pièces Canapé (2015) et Hors-d’œuvre (2015), installées en dialogue dans l’espace. Ces deux sculptures sont basées sur des citrouilles de compétition, cultivées pour la simple fonction de faire spectacle. Mais au lieu d’apparaître dans toute leur splendeur et grandeur, elles sont ici fixées dans leur déclin. Masses à demi affaissées, on en devine la mollesse sous la pelure décolorée. Mais l’entaille dans Canapé laisse plutôt voir une texture calcifiée, presque osseuse. L’objet n’est peut-être pas tout à fait celui que l’on croyait finalement. Ces chimères proviennent peut-être du même monde que les éléments de l’installation Nids (2022), cette petite colonie d’êtres recouverts de fourrure et de plumes. D’emblée, ces sculptures en appellent à nos sens ; leur douceur apparente nous invitant à les caresser comme on le ferait avec un animal. Mais en y regardant de plus près, leur cavité renferme un petit renflement, une matière luisante qui semble d’une origine organique indéterminée. Tout à coup, la mignonne créature inspire une certaine répulsion. Dans ce registre jouant entre l’attraction et le dégoût, on perçoit un possible clin d’œil au fameux Déjeuner en fourrure (1936), de Meret Oppenheim.
Dans cette exposition, nos perceptions et nos attentes sont constamment chamboulées. Comme pour les Nids qui pourraient servir d’abri, la peau de Vestibule (2012) devrait servir de protection. Or, celle-ci se retrouve évidée, repliée sur elle-même comme un vêtement qu’on laisserait à l’entrée de la pièce. Une peau qu’on laisse derrière soi ; une transformation, un nouveau départ ? Cette pièce, posée sur un socle précaire, qui peine à en retenir le poids, nous place devant une issue incertaine. Cette membrane vide pourrait-elle reprendre forme, comme dans Souffles (2022) ? Accroché au mur, le moulage prend l’apparence d’un organe qui semble avoir pour seule fonction celle de remplir le vide d’un souffle. Encore une fois, Bernier Chabot en appelle à notre propre corps, sa morphologie, ses textures et ses mouvements fondamentaux comme la respiration, mais avec une étrangeté qui nous tient en même temps à une certaine distance.
Au sein même de son processus, Bernier Chabot travaille entre le contrôle et l’accident. Si les techniques qu’elle utilise demandent la maîtrise de plusieurs paramètres, l’artiste reste attentive aux imprévus et aux résultats inattendus qu’ils peuvent générer. Laisser la matière prendre forme librement est d’ailleurs une stratégie sculpturale qui a donné lieu à l’œuvre Cellule (2022). Cette délicate pièce rouge vif donne l’impression qu’elle flotte près du mur, pouvant à tout moment changer de forme, se délier, proliférer, tels un amas de cellules ou un liquide en coagulation. La matière y est représentée dans ses états fluides et changeants.
Tout au long du parcours dans l’exposition Pièce contre pièce, notre corps est sans cesse mis en relation avec les œuvres qui dégagent une forte matérialité organique. Chaque élément semble fixé dans un moment précis d’un mouvement lent, comme la cicatrisation, ou parfois invisible, celui par exemple de la prolifération cellulaire. Ces phénomènes imperceptibles se trouvent magnifiés et valorisés dans leur potentiel transformateur. En écho à notre propre présence corporelle dans le monde, la mise en scène de la matière offre des pistes de réflexion sur sa possible impermanence, mais aussi sur sa capacité de résilience.
(Exposition)
PIÈCE CONTRE PIÈCE
MAUDE BERNIER CHABOT
AXENÉO7, GATINEAU
DU 21 SEPTEMBRE AU 29 OCTOBRE 2022