La maison comme monde : du chez-soi à l’oikos
L’exposition Ma maison de plain-pied a ouvert ses portes au Musée Gardiner le 20 octobre 2022. L’institution torontoise accueille jusqu’au 7 mai 2023 cinq cents sculptures individuelles en argile polymère de l’artiste montréalaise Karine Giboulo. Interprétation à grande échelle de la maison de l’artiste, l’imposante installation présente un spectacle surprenant : celui du monde. Si cette entreprise créative voit le jour avec l’émergence de la pandémie de COVID-19 en mars 2020, Giboulo ne relate pas une, mais plusieurs crises. Dans un tout à la fois familier et étrange, les microcosmes modelés investissent un espace de vie, qui est aussi un monde – notre monde commun.
Guidée par le motif domestique de la maison, la mise en espace de l’exposition suit l’enfilade des pièces d’une habitation : de la cuisine à la chambre à coucher, du garde-manger à la chambre d’enfant. Le spectateur y pénètre comme il franchirait le seuil de son logis, à quelques détails près. Ici, un comptoir de cuisine est la scène d’un rassemblement devant une épicerie de fortune (Banque alimentaire, 2021). Là, un personnage se baigne dans un lavabo (Tout baigne, 2021). Disposées sous forme de dioramas, ces figures miniatures prennent tour à tour une posture drolatique ou grave, dans un langage proche de celui de la bande dessinée. Alors qu’elles semblent s’animer avec légèreté et innocence, la réalité qu’elles charrient avec elles est souvent plus sombre.
Conserves 1-24 (2021) fait surgir dans l’espace domestique des personnes âgées vêtues d’un masque chirurgical, isolées dans des bocaux de verre. Boîte Amazon (2021) dévoile le travail précaire des employés de l’enseigne. Dégât d’eau (2022) n’est autre qu’une inondation régurgitée par une machine à laver, dont se sauvent in extremis des rescapés inattendus.
Crise épidémique, crise de nos moyens de production, crise écologique : ce ne sont là que quelques-uns des enjeux sociaux, économiques et environnementaux abordés par l’artiste. Avec pour matrice la pandémie de COVID-19, son installation immersive est socialement engagée, sans jamais céder à une vision dogmatique.
Cet intérêt de Giboulo pour l’humour combiné au sérieux comme pour le procédé dioramatique se manifeste déjà bien avant Ma maison de plain-pied. Dans l’installation Village démocratie (2010-2011), l’artiste juxtaposait des scènes d’un luxe loufoque aux réalités d’un bidonville, dénonçant avec mordant les inégalités entre Nord et Sud. Si cette œuvre se présente comme un univers de petite dimension que le visiteur surplombe, Les intérieurs (2007) résiste à toute appréhension immédiate du regardeur. Les récits rapportés, nichés au cœur de microarchitectures, se dévoilent au gré des ouvertures percées dans les façades.
L’exposition au Musée Gardiner prolonge cette réflexion sur les espaces que nous habitons, quelle qu’en soit l’échelle géographique ou sociale. Le village se réduit à sa plus petite unité, le foyer. Le seuil des intérieurs devient franchissable. La maison n’est plus seulement l’endroit où l’on vit : elle se transforme en chez-soi, dans toute sa dimension affective.
Selon le philosophe français Gaston Bachelard, « la maison abrite la rêverie ». Elle est « notre coin du monde ». L’exposition de Giboulo ne manque pas de faire écho à ces propos, tout en leur opposant une inquiétante étrangeté freudienne. Un onirisme cocasse se dégage de L’océan dans mon salon (2022), où un tapis se métamorphose en paysage idyllique pour vacanciers confinés. Dans Mon monde parfait (2022), un univers utopique émerge délicatement sur la couverture d’un lit d’enfant. La planche à repasser de Perdue dans l’oubli (2021) soutient un monde qui prend feu. Avec Defrost (2022), un iceberg est tant bien que mal protégé de la fonte dans un réfrigérateur.
La maison peine à contenir les débordements du monde, mais n’abdique pas pour autant. À partir de son propre regard (Ma maladie de dinosaure, 2022), l’artiste fait du foyer un espace-monde à scruter soigneusement. Cet oikos – à la fois maison et milieu – est jalonné de simulacres, de paradoxes et de mises en abyme, comme pour nous indiquer que la maison est un abri pour le doute.
En donnant à voir crises et conflits dans un enchâssement de regards et de points de vue, d’espaces privés ou publics, de chez-soi et de chez-nous, Ma maison de plain-pied crée un territoire à même de nous interroger sur nos relations aux objets, aux vivants et à leur(s) milieu(x). La démarche de Karine Giboulo résonne alors de manière singulière avec les philosophies émergentes du « faire ensemble » – celles qui en appellent à un constant réajustement de nos relations au vivant et entre vivants.
1. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace (Paris : Presses universitaires de France, 1957), p. 26.
2. Ibid., p. 24.
3. Yves Citton, Faire avec : conflits, coalitions, contagions (Paris : Éditions Les liens qui libèrent, 2021).
(Exposition)
Karine Giboulo : Ma maison de plain-pied
Commissaire : Karine Tsoumis
Musée Gardiner, Toronto
Du 20 octobre 2022 au 7 mai 2023