L’art autochtone en mode majeur
La troisième édition de la Biennale d’art contemporain autochtone, placée sous le commissariat de Michael Patten, signale combien cet art embrasse les problématiques de l’art contemporain et actuel.
Si les signes d’autochtonie sont partout visibles, ils ne sont pas tant connectés à une quête identitaire qu’à une volonté des artistes d’affirmer leur singularité. Déjà aguerri par son travail sur les deux premières Biennales, Patten affine son concept sous la forme de pôles géographiques appelés « pavillons » : il dirige le pavillon central chez Art Mûr, tandis que Karine Gaucher s’occupe du pavillon du Nord à la Guilde canadienne des métiers d’art et Céline Le Merlus du pavillon Côte Ouest à la Galerie d’art Stewart Hall. Quant au Musée McCord, qui s’associe à l’événement, il convie le public à l’exposition temporaire de son artiste invitée, Nadia Myre, en plus de présenter Concrete (2016), de Caroline Monnet, devant le musée et Her Story, Our Legacy (2015), de Sarah Sense, dans l’atrium. Cette articulation en lieux et commissariats participe activement à la réussite de cette Biennale. En outre, inscrire l’art inuit dans un tel projet était nécessaire, et c’est chose faite. De sorte que la 3e édition de la Biennale s’installe comme un événement majeur.
Un ovni dans l’espace muséal
À la Galerie d’art Stewart Hall, il est beaucoup question de confrontation. À peine entré dans la salle, le visiteur s’arrête net devant l’installation Red Rover (2012) de Mary Anne Barkhouse, amusé et intrigué. Au sol, sur un tapis de jeu représentant la carte côtière de la côte Ouest, l’artiste oppose deux clans : cinq jouets représentant des caniches roses Disney sont alignés en position défensive, face à l’attaque imminente de cinq jouets loups noirs. De sorte que Barkhouse joue avec les codes de la stratégie militaire, des jeux de rôle et de la culture populaire animalière dans l’art, ajoutant différents niveaux de lecture à une scène politiquement chargée. Elle maille ainsi les enjeux socio-économiques et territoriaux concernant les Autochtones et les Non-Autochtones à des problématiques artistiques. De même avec les impressions numériques de Sonny Assu, dont le vertigineux They’re Coming! Quick! I have a better hiding place for you. Dorvan V, you’ll love it (2015) : le titre, clin d’œil à Star Trek, traduit la réflexion sur le devenir et la survie des peuples autochtones. Pour ce faire, Assu a numérisé un tableau patrimonial, Kispayaks Village (1927), peint par A.Y. Jackson, du Groupe des Sept, et a collé dans le ciel une forme ovoïde géante. Celle-ci est transformée en navette spatiale venue sauver les quelques « Sauvages » rassemblés autour d’un feu. Par le contraste entre les couleurs sourdes de l’original et les tons vifs du vaisseau spatial, il s’agit de dynamiser une œuvre dont le vocabulaire colonial est passé dans le langage courant. La forme ovoïde est une résurgence de l’art linéaire des Kwakwaka’wakw traitée façon pop art. Comment dénoncer plus littéralement – et avec un trait d’humour – en quoi l’art autochtone est considéré comme un ovni dans l’espace muséal ?
Hier critiquée, la politisation de l’art autochtone est aujourd’hui plébiscitée : à Stewart Hall, elle est omniprésente, avec distance humoristique ou immersion dans la souffrance par la dénonciation des violences coercitives. En témoigne le saisissant Modicum, du duo Leonard Getinthecar et deNep Sidhu, autour des violences policières envers les minorités visibles. On y voit un policier genou à terre, grandeur nature ; il se protège d’une pluie de gobelets dégoulinant de sang. Si l’installation date de 2014, elle s’actualise au fil des expositions (les gobelets portent ici le prénom de 600 victimes « non blanches » tuées par des policiers états-uniens en 20151), ce qui ajoute à l’œuvre un fort caractère fataliste.
Une poésie mélancolique
Les artistes du pavillon central représentant le Québec et l’Ontario proposent un autre éclairage sur le rapport au monde et sur la répartition des forces antinomiques sur le territoire. Dans la photographie Ottawa #1 (2014) de Bev Koski, est-ce un policier, un militaire ou un délinquant qui est prêt à tirer ? On ne le saura jamais, l’artiste ayant pris soin d’euphémiser la violence du geste en recouvrant sa figurine armée de perles bleues – perles qui, à l’instar des armes, furent importées par les colons. Cette œuvre est représentative de l’esprit qui anime Art Mûr, moins caractérisé par la brutalité émotionnelle qu’au pavillon Côte Ouest. Ainsi de la forêt de bouleaux de KC Adams, Birch Bark Ltd. (2012). Les troncs sont en porcelaine, et entre leurs yeux sont insérés des motifs éclairés de l’intérieur par des LED. L’installation évoque l’art Ojibwé, appelé Birch bark biting, qui consiste à mordre l’écorce de bouleau de manière à former des dessins. L’artiste se sert de l’ordinateur pour parvenir au même résultat et intègre parmi ses motifs des logos d’entreprises ayant mainmise sur l’économie mondiale. En dénonçant l’assujettissement de la nature par l’industrie, elle s’inscrit dans une tendance de l’art actuel dont le parti-pris résolument esthétique et écologique engendre une poésie mélancolique. Wally Dion va, quant à lui, au bout du processus de l’artifice avec Icosahedron (2016), qui donne à voir une maquette de carte de circuits imprimés. Tout est géométrique, y compris la découpe de l’œuvre. Le détail des circuits dessine un territoire cartographié dont les nuances gris-blanc nous projettent sur une base interstellaire. Par rapport à Adams et Dion, Sarah Sense propose une troisième voie en reconfigurant le paysage naturel. L’artiste découpe des photographies en lanières qu’elle tresse. Comme d’autres (on pense au perlage chez Bev Koski, Nico Williams ou Naomi Bebo), elle utilise une technique artisanale autochtone – le tressage de paniers (d’après le savoir Chitimacha) – et les moyens actuels qu’offre l’art. Le résultat – des photos tressées, en partie ou entièrement – est saisissant par son hésitation entre réalisme et abstraction.
De telles propositions s’appuient sur le devoir de mémoire. C’est pourquoi, Her Story, Our Legacy (2015) – une autre photo tressée de Sense –, accueille le visiteur au Musée McCord, en guise de préambule aux expositions, dont celle de Nadia Myre. Myre nous a habitués à des œuvres complexes, qui se donnent faussement d’emblée. D’ailleurs, à Art Mûr, elle a disposé en rond des chaises vides qui forment le cercle de parole traditionnel. Or, les voix entendues en fond sonore sont celles d’acteurs qui rejouent une conversation qu’a eue Myre avec des amis d’origine autochtone et d’ascendance européenne sur le thème de l’identité. Assis sur la chaise, le spectateur se trouve donc projeté dans un espace liminal où s’entrecroisent ses propres perceptions sur le sujet et la parole de l’autre.
Le poids du passé : l’avenir
Au Musée McCord, c’est à titre d’artiste en résidence qu’elle monte l’exposition Decolonial Gestures or Doing it Wrong ? Refaire le chemin. Elle en profite pour refaire le chemin à l’envers, du contemporain à l’ancestral, mais en changeant de point de vue, et en s’ajoutant une série de contraintes. À partir de périodiques victoriens expliquant comment réaliser de menus objets indiens, l’artiste s’est demandée si de tels objets pouvaient être conçus hors contexte et sans image pour les référencer. Aux murs, les périodiques et les artefacts dialoguent avec ses œuvres (faites de sculptures et de son). Au centre de la pièce, une vidéo rend compte du processus de confection de ses objets. En accompagnant la volonté de McCord d’insister sur le travail exceptionnel de résilience des Autochtones, l’artiste interroge cette résilience au cœur de la tension entre artisanat et art. Ce qui fut mis à distance, refusé comme extérieur à l’art, confié à des dames dans les salons bourgeois, est aujourd’hui valorisé et intégré dans le processus artistique.
À ce titre, les artistes inuits ont sans doute la tâche la plus difficile : refuser la pression constante d’acheteurs qui demandent et reprochent en même temps à l’art inuit de se répéter. C’est pourquoi, au pavillon du Nord, les modèles sont remis en perspective, entre reproduction et originalité, politique et esthétique, dimension sacrée et problématiques de l’art contemporain et actuel. Karine Gaucher, la commissaire, a fait le pari d’inviter un artiste électronique et électroacoustique imprégné de sa culture autochtone. Il s’agit de Geronimo Inutiq, dont l’installation vidéo VOYAGE+VARIATIONS entend immerger le visiteur dans l’art inuit d’aujourd’hui. C’est la même démarche d’entrée dans l’histoire de l’art qui anime Samonie Toonoo, attentif à la recherche formelle de ses sculptures. À cette différence près que Toonoo est plus direct qu’Inutiq. Parlant du déracinement religieux, ses œuvres sont poignantes, et leurs titres emblématiques : Where are the Spirits? (2014), Shaman Encounters Spirit (2009) et Anti-Christ Cometh (2011). Leur puissance nous ramène à la violence frontale du pavillon Côte Ouest, et rappelle aussi combien l’art autochtone s’est affirmé par l’hybridité des médiums, la résistance politique et culturelle, la sensibilité d’artistes qui vivent dans le présent, conscients du poids du passé et des possibilités qui s’offrent à eux.
Bilan de cette troisième édition ? Trop politique, trop artisanal, trop spirituel : tout ce qui a desservi l’art autochtone émergent il y a quelques années est aujourd’hui recherché et plébiscité dans le circuit actuel de l’art, collectionneurs privés et institutions confondus2. Ces arguments à charge dans les années 1980 sont à présent en faveur des artistes autochtones. Mais, à bien y regarder, ce ne sont pas eux qui ont tourné leur veste, c’est nous, les Occidentaux qui sommes en train de réinvestir la dimension anthropologique de l’art.
(1) Voir http://killedbypolice.net/
(2) Voir Jean-Philippe Uzel, « L’art contemporain autochtone, point aveugle de la modernité », dans Guy Bellavance (dir.), Monde et réseaux de l’art, Liber, 2000, p. 189-203.
Culture Shift. Une révolution culturelle
Troisième Biennale d’art contemporain autochtone
Art Mûr, Montréal
Galerie d’art Stewart Hall, Lakeshore Pointe-Claire
Guilde canadienne des métiers d’art, Montréal
Musée McCord, Montréal
Du 30 avril au 26 juin 2016