L’art, le vivant et le territoire : la 5e Biennale d’art contemporain autochtone
Lors de son élaboration, la 5e édition de la BACA avait pour ambition de présenter plus de cinquante artistes autochtones sur six sites – la Maison des Régions; La Guilde; Pierre-François Ouellette art contemporain; Art Mûr; Galerie d’art Stewart Hall; Musée McCord.
Mais la COVID-19 a refusé un ancrage physique à cette réflexion humaine et territoriale1. Durant le confinement, le public s’est alors vu offrir une BACA virtuelle sur les réseaux sociaux. Cela ne va pas sans complication pour le public : il n’y a pas de mise en espace sur les sites, et il s’avère difficile de saisir la taille, l’échelle et l’encadrement des œuvres postées, si on ne se réfère pas au catalogue d’exposition. En dépit de ces complications, cette présentation virtuelle a permis de saisir la maturité de cette édition.
Le commissaire invité, David Garneau2, a décidé de prolonger la voie de la conciliation et de l’affirmation de soi tracée dans la précédente édition.
« Honorer nos affinités3 » s’intéresse donc à ce qui unit les « peuples originaires de territoires différents, mais partageant néanmoins la même vision du monde et de l’expérience coloniale », c’est-à-dire que « les peuples autochtones réinstaurent les pratiques non coloniales et les adaptent à l’époque actuelle et à leur territoire propre4. » Il s’agit de reconnaître avec respect, considération et bienveillance les liens de sang et d’alliance entre les peuples autochtones, tout en rappelant leur proximité géographique, puisque l’étymologie du mot affinité évoque les régions avoisinantes. Autrement dit, les affinités sont intimement liées au territoire.
La mémoire du sang et le territoire
« Ce n’est pas moi qu’il faut regarder, mais la tenue que je porte. Ne regardez pas qui je suis, mais regardez ce que je suis », semble affirmer Emma Hassencahl-Perley (Wolastoqiyik) dans la photographie5 qui présente son œuvre de 2018, Ahtolimiye (She Keeps Praying) : une robe de cérémonie rouge richement décorée. Celle-ci cache en fait un sens politique, puisqu’ont été collées sur le tissu des milliers de bandelettes en papier où a été imprimée la Loi sur les Indiens (Indian Act). On lira une certaine ironie dans cette mise en scène : le texte de la Loi sur les Indiens à l’origine des réserves et du découpage des territoires est déchiqueté pour servir d’ornement. C’est comme s’il était temps de passer à une nouvelle alliance, qui ne reposerait plus sur un découpage colonialiste réel et symbolique, mais sur une vision géographique et humaine fondée sur les affinités.
À ce sujet, la 5e édition prolonge en bien des points la précédente intitulée ma sœur6. L’urgence féministe et la filiation s’expriment ainsi dans l’œuvre d’Ulivia Uviluk (Inuite) destinée à La Guilde – laquelle réaffirme les liens forts entre arts visuels et métiers d’art. À la lisière du documentaire, sa vidéo de 2019 Not Just A MMIW (Pas qu’une femme disparue ou assassinée) nous replonge au cœur du trauma lié aux meurtres et disparitions des femmes autochtones du Canada. Uviluk en donne une version personnelle qui passe par la symbolisation de l’intime, en nous parlant du meurtre de sa mère. Elle l’évoque grâce à des vidéos d’archive, entrecoupées d’une scène en gros plan où on la voit, elle, réaliser en 2019 Beaded Amauti, un manteau de portage miniature en perlage et fourrure. C’est bien ici le thème de la réparation symbolique qui se lit à travers les affinités de communauté et celles qu’apporte l’art.
Parfois, la réparation symbolique peut conduire à des glissements de sens et d’interprétation. Comme Uviluk, Catherine Blackburn (Déné) pratique le perlage comme discipline artistique, lien de filiation et acte politique. Après une présence remarquée lors de la dernière biennale, elle récidive avec Trapline (2019), une installation puissante présentée chez Art Mûr. Plusieurs fourrures de lapins blancs sont suspendues à ce qui semble être des crocs de boucher. Mais à bien y regarder, ce sont des pièges de trappeur. Leur couleur rose atténue la violence d’une scène qui joue avec les codes des natures mortes du XVIIIe siècle européen. Blackburn ne fait pas pour autant œuvre de militantisme végan, comme on pourrait le croire au premier regard, d’où l’intérêt décuplé de cette installation qui se veut un double hommage : à son grand-père trappeur et à sa grand-mère qui pratiquait le perlage, et par extension, au mode de vie des Dénés. C’est pourquoi le sang qui s’écoule des lapins est en perlage. La métaphore, l’euphémisation, les liens entre métiers d’art et arts visuels créent une œuvre complexe et sensible qui affiche sa contemporanéité.
La métaphore, l’euphémisation, les liens entre métiers d’art et arts visuels créent une oeuvre complexe et sensible qui affiche sa contemporanéité.
Des affinités territoriales à la cartographie
Cette édition fait la part belle à la tradition territorialisée, avec un réinvestissement des symboles par des matériaux contemporains ou les nouvelles technologies. La vidéo Four Generations: digitally generated spiral-beaded portraits (2015) de Jon Corbett (Métis) est remarquable. Une heure trente durant, elle compose et décompose en boucle des portraits de famille réalisés grâce à une technique de perlage numérique dont Corbett a composé les algorithmes. Quant à l’artiste Warren Cariou (Métis), il se sert de la technique pétrographique, à partir du bitume des sables bitumineux. Il utilise ce procédé pour développer ses photographies Petrography – Twelve Bitumen Photographs (2014-2018). Le résultat est évanescent, les paysages révèlent leur grande fragilité. Mais il ne faut pas y voir un simple détournement, l’hommage est de nouveau au cœur du processus, notamment parce que cette utilisation s’inspire des Autochtones de la région de l’Athabasca.
Chez Pierre-François Ouellette art contemporain, c’est la courtepointe que Wally Dion (Saulteaux) réinterprète selon sa méthode de prédilection : des mosaïques de circuits imprimés. L’œuvre Ghost Dancer (2010) rappelle Icosahedron (2016), exposée à la 3e BACA, par son esthétique gris-blanc qui nous transporte sur une base interstellaire7. Evening star, morning star (2019) poursuit ce travail en intégrant un motif de courtepointes – l’étoile à huit branches de la tradition autochtone – qu’il revisite à la peinture de carrosserie. Evening star, morning star compose une carte du ciel aux couleurs apaisées. La galerie d’art privée a misé sur le même esprit d’apaisement en choisissant the route that ocicâhk preferred (2017) d’Hannah Claus (Kanien’kehá:ka). À la différence de ses œuvres monumentales composées de couvertures de laine (noire ou rouge) et d’épingles (dorées ou cuivrées), ces dix sérigraphies utilisent le blanc sur blanc. Pour David Garneau, le commissaire, ce sont « des cartes fantômes, des souvenirs en blanc sur blanc de voyages passés et à venir8 », que Claus a créées d’après une carte de 1723. Elle avait été gravée par un guide cri sur de l’écorce de bouleau avec une tige de bois carbonisé. Claus la reproduit au laser dans les moindres détails, y compris la constellation des Pléiades. Hélas, on ne peut pas apprécier les détails du trait et la subtilité des nuances sur les réseaux sociaux, à la différence d’œuvres comme celle de Marcy Friesen (Moskégone), Muskrat Tears (2020) destinée à La Guilde. Cette œuvre se donne d’emblée : une fourrure de rat musqué est intégrée dans un velours bleu d’où pendent des fils de perles bleues. Est ainsi imagée une cartographie vivante et souffrante, accrochée au mur tel un trophée. Pourtant, là encore, la vie l’emporte sur la mort, comme dans le cas de Blackburn. Muskrat Tears, c’est l’histoire du petit rat musqué nageant dans ses propres larmes. Il continue, coûte que coûte, à aller de l’avant.
Honorer le vivant
Honorer nos affinités, c’est honorer le vivant. À l’instar des précédentes éditions de la BACA, l’animal a toute sa place. D’une figuration plus ou moins schématique (Judy Anderson, Nehiyaw; Margaret Orr, Crie/Inuite; Kay Mayer, Ojibwé), il peut sous certaines conditions servir de frontière vivante. C’est le cas des deux impressions numériques de Máret Ánne Sara (Sami) qui ajoute une voix européenne au débat politique et esthétique de cette 5e édition. Des deux impressions, Pile O´ Sápmi Supreme (2017) constitue un rideau-frontière composé d’environ 400 têtes de rennes trouées par des balles. L’œuvre a une charge esthétique indéniable et celle-ci repose sur la violence faite au vivant. Il ne s’agit pas d’euphémiser la violence donnée, mais de rendre compte de la violence subie. Celle ou celui qui en est victime – une mère, un peuple, un troupeau de rennes – est honoré. Sur ce point, le choix de David Garneau d’inviter Máret Ánne Sara à la Biennale est déterminant.
Bien que les affinités soient étymologiquement associées au territoire, elles doivent s’en affranchir quand il s’agit de parler d’art. Son langage est sans frontières.
(1) À l’heure où nous écrivons cet article, la biennale est en cours de montage et devrait être prolongée jusqu’au 30 août chez Art Mûr et Pierre-François Ouellette art contemporain.
(2) David Garneau est critique et commissaire métis. Il est professeur en arts visuels à l’Université de Régina. Il a conçu cette édition de la BACA avec deux artistes : Faye Mullen, Anishinaabe, et rudi aker, de la nation Wolastoqiyik.
(3) Le titre complet de la 5e édition est Kahwatsiretátie : Teionkwariwaienna Tekariwaiennawahkòntie. Sur la page Facebook de la BACA, il a d’abord été traduit par « Honorer nos parentés ». Le titre officialisé par le site et le catalogue d’exposition est finalement : « Honorer nos affinités / Honouring Kinship ».
(4) Voir le site Internet de la BACA : https://www.baca.ca/expositions/honorer-nos-affinites-art-mur/
(5) Voir le catalogue d’exposition de la 5e Biennale d’art contemporain autochtone Kahwatsiretátie : Teionkwariwaienna, sous le commissariat de David Garneau (Métis) assisté de rudi aker (Wolastoqiyik) et de Faye Mullen (Anishinaabe), Montréal, Art Mûr, 2020, p. 26.
(6) Le titre complet de la 4e édition de la BACA est níchiwamiskwém | nimidet | ma sœur | my sister. Voir Claire Caland, « La langue de l’intime (sur la 4e Biennale d’art contemporain autochtone) », Vie des Arts, n° 251, été 2018.
(7) Voir Claire Caland et Émilie Granjon, « L’art autochtone en mode majeur (sur la 3e Biennale d’art contemporain autochtone) », Vie des Arts, n° 243, été 2016, p. 70-73.
(8) Extrait d’une capsule vidéo du commissaire David Garneau sur la page Facebook de la BACA : https://www.facebook.com/bacabiennale/videos/315630316075206/
5e Biennale d’art contemporain autochtone (BACA)
Kahwatsiretátie : Teionkwariwaienna Tekariwaiennawahkòntie. Honorer nos affinités / Honouring Kinship
Commissaire : David Garneau, avec la collaboration de rudi aker et Faye Mullen
Du 23 avril au 19 juillet 2020
Artistes : Judy Anderson, Cruz Anderson, Scott Benesiinaabandan, Rainer Wittenborn & Claus Biegert, Catherine Blackburn, Katherine Boyer, Bob Boyer, Kaia’tanó:ron Dumoulin Bush, Warren Cariou, Hunter Cascagnette, Hannah Claus, Renée Condo, Jon Corbett, Ruth Cuthand, Wally Dion, Devonn Drossel, Marcy Friesen, Lucas Hale, Emma Hassencahl-Perley, Larissa Riss Kitchemonia, Sharon Rose Kootenay, Owisokon Pauline Lahache, Tania Larsson, Jason Edward Lewis, Kay Mayer, Kevin McKenzie, Dylan Miner, Nadia Myre, Margaret Orr, Graham Paradis, Luke Parnell, Sage Paul, Jobena Petonoquot, Sherry Farrell Racette, Diane Roberts, Máret Ánne Sara, Nancy Saunders, Skawennati, Marian Snow, Jack Theis, Ulivia Uviluk, Flora Weitsche, Corinna Wollf. Weaving Cultural Identities: Threads Through Time : Efemeral, Chief Janice George, Angela George, Doaa Jamal, Buddy Joseph, Krista Point, Ruth Scheuing, Debra Sparrow, Robyn Sparrow, Mary Lou Trinkwon.